Au fin fond de la nature, se cache une communauté recluse (les Mennonites). En son sein, une histoire d’amour impossible : un homme des champs, marié et respectable, vit une passion amoureuse avec une autre femme. Ces proches voient ici la tentation du diable. Les démons à sa porte, il doit lutter contre ses désirs. Récit de frustrations plurielles d’une beauté inédite entre Murnau et Dreyer dont la lumière transperce le cœur.
C’est bien connu : on adore ou on abhorre Carlos Reygadas. Conflit cinéphile qui existe depuis son premier long métrage, Japón, que le cinéaste décrit lui-même comme « commercial ». Depuis, on ne sait pas très bien s’il faut le considérer comme un petit malin roublard ou un virtuose unique, s’il faut acclamer chacune de ses œuvres en vantant la singularité et l’absence de compromis ou au contraire pointer du doigt une tendance à l’esthétisation creuse et la pose molle. Après avoir confronté la beauté et la laideur du bas monde dans Bataille dans le ciel, Reygadas semble avoir trouvé une paradoxale sérénité avec cet objet très bizarre, partagé entre l’éblouissement et la mélancolie, qui a conscience de sa bizarrerie. Son dessein pourrait sembler outrecuidant, lourd, pompeux. C’est un petit miracle d’intelligence et d’incarnation d’idées formelles dont la puissance visuelle risque de rester dans un coin de votre cerveau pendant des jours, des semaines, des mois. Et plus si affinités.
L’ouverture, inattendue, est somptueuse. La conclusion, déchirante, l’est aussi. Elles montrent les mêmes images et semblent issues d’un rêve lointain peint par Dali. Reygadas proposait le même système dans Bataille dans le ciel qui s’ouvrait et se terminait sur la même scène. Entre temps, beaucoup d’événements propres à la dramaturgie bousculent préjugés et repères et contribuent à ce que l’on regarde cette même scène d’un œil différent. Lumière silencieuse commence ainsi par un plan-séquence majestueux de plus de sept minutes où la caméra part du ciel pour rejoindre tout doucement un plancher des vaches inédit (la communauté mexicaine des Mennonites, perdue dans l’une de ses étoiles mystérieuses). Pendant plus de deux heures, on évolue au rythme d’une nature qui s’éveille en écho aux sentiments incertains qui taraudent les protagonistes, on pénètre dans un monde que l’on ne connaît pas. Et on assiste sans s’en rendre compte à une superbe histoire d’amour mystique et mortelle d’une douleur sourde où les corps sont éprouvés, tiraillés entre profane et sacré.
Sur ce tempo mélancolique, Reygadas redéfinit la « puissance tellurique » au cinéma. Il pose des questions de cinéma, de mise en scène des lieux, des corps, des visages, des voix et semble toujours choisir une mise en scène qui laisse le sentiment d’une amplitude, d’une intelligence qui regarde d’en haut ses personnages et mettrait en boîte la vie au lieu de la laisser gagner la forme du film. C’est pour cette raison qu’il échappe prodigieusement à tous les écueils poseurs et qu’il supporte agréablement la comparaison avec Ordet, de Dreyer (son maître avec Tarkovski) auquel on pense beaucoup. Incontestablement, l’expérience se partage entre rejet et transe hypnotique. Beaucoup de sentiments contradictoires se bousculent dans cet ennui sublime où la vie circule au-delà des mots, dans les regards, sur les visages inquiets.
Loin des outrances « scandaleuses » de Bataille dans le ciel, son précédent long où les personnages étaient prisonniers d’un héritage buñuelien pesant et semblaient trop irréels et fantasmés pour nous toucher de plein fouet, Lumière silencieuse use d’une autre forme de provocation, moins masquée, plus directe : la patience. La patience tant redoutée qui amène pourtant vers une récompense. Celle qui consiste à savourer paisiblement, loin de tout, chaque respiration, chaque vertige, chaque bruissement d’une histoire minimaliste et discrètement transgressive qui nous ramène à nos croyances ou à notre simple condition de mortel errant dans un univers trop vaste. Pour ainsi dire, nous sommes des poussières d’étoiles et des plaies d’amour. On a rarement ressenti cette proximité et cette distance au cinéma. Cette impression de se sentir tout petit, presque écrasé par les mystères de l’existence. Reygadas, lui, a tout compris. L’expérience qu’il propose marque. Et on pèse les mots.