Ode aux pouvoirs de la transe et de la chair, la première moitié de Climax, dernier long de Gaspar Noé, était innervée par une dépense d’énergie provenant des deux côtés de l’image : celle des corps à l’écran, vogueurs aux nombreux talents, mais aussi celle du cinéaste et de son fidèle chef-opérateur, Benoît Debie, avec leur caméra acrobatique. Lux Æterna, moyen-métrage commandé par la maison Yves Saint-Laurent et présenté en Séance de minuit au dernier Festival de Cannes, pousse encore plus loin l’assimilation entre cinéma, performance et don de soi. Le tournage d’un film fictif constitue ici un spectacle à part entière, la liesse dansante de Climax laissant place à la mise en scène d’une séquence de bûcher par Béatrice Dalle, dans laquelle Charlotte Gainsbourg incarne une sorcière menacée par une foule d’hommes enragés.
Au bal du Diable
Après une introduction compilant des extraits de La Sorcellerie à travers les âges, Lux Æterna met en scène un échange intimiste entre les deux femmes au centre de l’intrigue. Près d’un feu de cheminée et en écran scindé, elles discutent de leurs expériences de tournage respectives et de la fascination qu’elles partagent pour la figure de la sorcière, comparant l’acte de jouer à une véritable mise au bûcher. Par l’entremise de ces deux séquences, Noé ajoute de nouvelles cordes à son arc : le recours aux images d’archives vient souligner l’ancrage funèbre d’un art hanté par l’invocation religieuse (avec ses dieux, ses morts-vivants et ses vaches sacrées – Pasolini, Godard, Dreyer, Fassbinder, tous cités entre deux scènes), tandis que le split-screen met en lumière les déséquilibres sur lesquels ce même art s’est construit (la scission permet par exemple de voir en même temps une actrice brûler sur la scène et des hommes la filmer et l’invectiver). Plutôt qu’une grande liesse créative, le tournage est donc présenté comme un cauchemar collectif, avec ses rôdeurs, ses voyeurs, ses mannequins capricieuses et ses petits despotes aigris surveillant scrupuleusement leurs investissements. Règnent alors le déséquilibre et le chaos : Noé joue de split-screens en diptyques ou en triptyques pour malmener la perception de l’espace et la compréhension de dialogues qui se chevauchent à mesure que le tournage dégénère. Fidèle aux dualismes chers au cinéaste (entre l’ombre et la lumière, la vie et la mort, la jouissance et la souffrance), le film repose lui-même sur une dichotomie savamment construite entre, d’un côté, une éclatante maîtrise formelle et, de l’autre, un goût manifeste pour l’improvisation. C’est là que le bât blesse : les dialogues ne font mouche qu’à quelques reprises seulement, lorsqu’ils sont portés par une comédienne charismatique (Béatrice Dalle qui, du moins au début, apparaît assez inspirée) ou quand ils se limitent à de brèves répliques se révélant, sous leur atours comiques, de plus en plus inquiétantes (cf. celles de Karl Glusman, croisé dans Love et The Neon Demon, dans le rôle d’un wannabe cinéaste particulièrement doué pour mettre tout le monde mal à l’aise). Le plus souvent, Lux Æterna ploie sous le tumulte et les crises de nerf, jusqu’à se rapprocher davantage du dernier Alex Ross Perry (Her Smell) que de La Ricotta de Pasolini (matrice probable du moyen-métrage, avec laquelle il partage l’association entre un tournage qui s’éternise et une procession religieuse).
The Neon Demon
De ce déséquilibre entre la sophistication du dispositif et la liberté laissée aux acteurs découle un film souvent inégal, qui ne cesse de retarder laborieusement un finale plutôt brillant, sans lequel il aurait en toute honnêteté moins d’intérêt. Dans le dénouement, alors que l’équipe s’apprête à tourner la scène tant attendue du bûcher avec Charlotte Gainsbourg, l’écran géant qui servait jusqu’à présent d’arrière-plan se met à clignoter frénétiquement de toutes les couleurs. Ce scintillement stroboscopique s’inscrit dans la lignée des flicker films (qui doivent leur nom au scintillement jugé désagréable des films projetés en 16 images par seconde), une branche du cinéma structurel des années 1970 menée par Tony Conrad (avec The Flicker, un film de 30 minutes composé d’un photogramme blanc et d’un photogramme noir) ou encore Paul Sharits (avec T,O,U,C,H,I,N,G ou encore Epileptic Seizure Comparison, auquel le film de Noé renvoie en citant dès l’ouverture Dostoïevski, épileptique avéré). Puisque, comme le note le chercheur Vincent Deville, le flicker relève d’une « agression de l’œil » et d’une « sur-exposition de la forme », permettant de « replacer le sujet percevant au centre de l’œuvre et du dispositif », on comprend l’intérêt qu’a pu y trouver Gaspar Noé, qui a toujours fait preuve d’un goût pour les expérimentations et la maltraitance du public. Reste qu’au contraire de ses précédents films, les réactions physiques éprouvées par les spectateurs naissent cette fois directement de la forme et non plus du contenu explicite de certaines scènes (l’inceste dans Seul contre tous, le viol dans Irréversible ou l’avortement dans Enter the void).
Sans se cantonner à la seule citation ou à l’hommage cinéphile, Noé livre même une belle variation sur le flicker de Conrad et Sharits. Ici, c’est en effet moins la discontinuité des images et des couleurs qui prime que les effets liés à la persistance rétinienne, par laquelle les images et les couleurs finissent par s’unir et se confondre en dépit de leur caractère discontinu. À mesure que les derniers plans atteignent une forme d’épure salvatrice (tout ce qui pourrait venir parasiter cette stase terminale est invité à quitter la scène), le scintillement des stroboscopes donne à voir une sorte de doux glissement optique : un lent mouvement de caméra épouse la transe silencieuse d’une actrice peu à peu greffée à la peau de l’écran, comme un spectre noyé dans un immense bain de couleurs, de lumières et de sons. Livrant in extremis une scène psychédélique assez fascinante, Noé semble ainsi embrasser toute l’équivocité du dispositif cinématographique : s’agit-il d’un art qui divise, dévore et découpe, comme le film l’a montré jusqu’alors ? Ou est-ce, au contraire, un art qui relie et rassemble devant le miracle unificateur de la projection lumineuse ? Difficile de donner une réponse définitive à cette question, mais on saura gré à Noé d’avoir essayé de se la poser.