En se lançant dans un film choral tourné en argentique au cœur de Manhattan, Dustin Guy Defa n’arrive pas en territoire vierge pour son second long métrage et prend le risque d’être comparé à ses aînés. On pense notamment à Robert Altman ou Peter Bogdanovich qu’il cite en inspiration, puis inévitablement à Woody Allen – et la place privilégiée du Jazz dans le film accentue la comparaison. Mais il arrive à s’émanciper de ses modèles et à transcender son matériau de base, la comédie chorale New-Yorkaise vue maintes fois au cinéma, en se concentrant sur les particularités de ses personnages pour faire ressortir un sentiment d’intimité qui s’installe dès les premières minutes. Le générique d’ouverture défile sur des images de New-York qui s’éveille – les premiers rayons de soleil, le passage des éboueurs, les rideaux de fer des commerces qui se lèvent uns à uns – accompagnées d’une chanson intitulée « What you need », qui n’a pas pu être choisie au hasard tant le titre fait écho aux histoires qui vont suivre. Le réalisateur, également scénariste, a fait le choix de l’unité de temps, et le film s’achèvera avec le coucher du soleil. Son script est millimétré et le rythme sans temps morts, mais ponctué de pauses calibrées pour nous laisser le temps de la réflexion en même temps que les personnages sur leurs dilemmes. Le montage raccorde parfaitement les histoires entre elles pour qu’elles se fassent écho, et ne se contentent pas de se succéder. Mais au-delà de sa réussite formelle, Manhattan Stories est un film modeste et intelligent qui dégage une énergie motrice.
Chacun cherche sa place
Collectionneur de vinyles passionné, Benny pense être sur la piste d’une édition collector d’un disque Charlie Parker. De son côté, Claire entame sa première journée de chroniqueuse judiciaire pour le New-York News avec un potentiel meurtre à élucider. Wendy, misanthrope féministe, passe quant à elle la journée avec sa meilleure amie. Entre deux discussions enflammées d’adolescentes allant du potentiel esthétique d’un pénis à la conscience de la souffrance du monde, la jeune femme se questionne sur son orientation sexuelle. Les personnages moteurs des trois arcs narratifs principaux semblent au départ opposés en tous points. Et pourtant, ils sont tous à la recherche de quelque chose de fondamental : l’affirmation de leur personnalité et de leurs sentiments. Cette valse d’excentriques tous quelque peu névrosés est à l’image de la vie, passant de scènes comiques à des instants tragiques. Pour Defa, la compréhension et l’acceptation de soi passent obligatoirement par le dialogue et la confrontation au monde extérieur, aussi il ne ménage pas ses personnages. Il les prend au vif, dans les plus grands instants de tourments et doutes pour exposer leurs fragilités. Il va alors les filmer quasiment intégralement en plans rapprochés et en gros plans pour laisser le moins de distance possible. Ainsi il nous plonge physiquement dans l’intime, permet une observation plus minutieuse des visages et la transmission des émotions. Le jeu sans artifice des acteurs – Defa réunit un casting d’amateurs et de professionnels reconnus – donne corps à chaque personnage avec un sentiment d’authenticité.
La plus grande peur commune des personnages qui se lit sur leurs visages est de ne pas aller assez vite, de passer à côté de quelque chose. Le temps est une notion qui traverse le film avec force, figuré en premier lieu par une montre, indice clef dans l’enquête des deux journalistes. Le tic-tac des horloges de la bijouterie où ils se rendent à plusieurs reprises dans le film semble vouloir nous indiquer que le temps est compté pour l’ensemble des personnages. Ils sont en pleine course, pressés chacun leurs manières. Le film semble lui-même en mouvement perpétuel, une histoire chassant l’autre. Elles se font échos, se répondent mais ne se croisent jamais, tout comme les personnages qui suivent des trajectoires parallèles sans jamais se rencontrer. Et à la fin de la journée, quoiqu’il arrive, l’important est d’être en accord avec soi-même, car tout ne peut se résoudre en un jour.
Le choix du 16mm confère naturellement un aspect daté au film, et bien qu’il puisse être un parti pris simplement esthétique du réalisateur, il est en harmonie avec les passions et les objets chers aux personnages, tels que les vinyles ou les horloges anciennes. Construit tel un recueil de nouvelles au premier abord anecdotiques, Manhattan Stories offre une belle vision des relations humaines dans un New-York finalement intemporel.