Alors que nous découvrions l’an dernier l’hypnotisant Cemetery of Splendour, Capricci a la bonne idée de nous proposer en salles le premier film d’Apichatpong Weerasethakul, Mysterious Object at Noon, prolongement de ses courts-métrages qui puisaient dans le cinéma expérimental (le cinéma structurel en l’occurrence). Le film a fait l’objet d’une restauration par la Film Foundation présidée par Martin Scorsese, internégatif en 16 mm créé à partir du positif de Weerasethakul car le négatif avait disparu.
C’est un peu le même procédé à l’œuvre pour le spectateur qui appréhende, 15 ans après, le premier film du réalisateur thaïlandais à rebours, et comme en négatif relativement à ceux qu’il connaît déjà, à la manière, par exemple, de l’histoire du tigre sorcier réutilisée dans Tropical Malady (2004). Il n’est sinon pas trop tard pour commencer à découvrir en positif le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul, Mysterious Object at Noon faisant office de révélateur du grand œuvre à venir.
« Il était une fois »
C’est un vaste travelling avant qui nous fait pénétrer dans Mysterious Object at Noon, accompagné par une musique puis par une voix off pour nous mener à l’intérieur d’une ville, avant que la caméra ne s’arrête pour se fixer sur le gros plan et la parole de personnes. Beaucoup de choses s’y expriment déjà : entre la voix off inaugurale qui nous conte, à partir du fameux « Il était une fois » inscrit sur une pancarte, l’avenir d’une histoire d’amour (« Demain, je t’aimerai »), et la focalisation sur les gens de la ville avec l’émergence de leurs témoignages, c’est un mouvement fluide qui mêle fiction et documentaire dans le documentaire anthropologique et fictionnel qu’est Mysterious Object at Noon.
La matière documentaire est d’une extrême simplicité, interrogeant ainsi par exemple : « Qu’avez-vous fait aujourd’hui dans le monde extérieur ? » ; et s’attache à « ces choses simples que font les femmes », ou encore à « ces choses simples que font les Thaïs », comme manger. La matière fictionnelle s’y articule sous fond de légende populaire, produite et continuée par les gens rencontrés, aux prises avec le réel et l’Histoire (l’allusion à la fin de la guerre du Pacifique) : le principe du road-movie a guidé le tournage puisque l’équipe a sillonné entre 1997 et 1999 la campagne thaïlandaise, demandant aux personnes rencontrées en chemin de prendre la parole devant la caméra, chacun inventant successivement, sur le principe du cadavre exquis, les péripéties d’un conte étrange. C’est celui d’un garçon infirme qui découvre un jour son institutrice Dogfahr évanouie et une mystérieuse boule qui tombe de sa jupe, roulant sur le plancher. La boule se métamorphose et prend soudain les traits d’un petit garçon. C’est ainsi une vaste circulation des histoires, réelles et imaginaires, dont Weerasethakul fait l’éloge par les moyens du cinéma, à la manière de la circulation des histoires par le magnétophone, qui fait ensuite l’objet d’un spectacle joué par les habitants et capté, dans une sorte de généalogie du ciné-spectacle. C’est sa dimension ludique, communautaire, partageable, qui est ici mise en valeur.
Objet flottant
Car s’il n’en est pas question explicitement ou directement, c’est pourtant bien l’essence du cinéma qui se définit ici en creux ou en négatif, et dont les cadrages d’Apichatpong Weerasethakul rendent compte en travaillant les niveaux de représentation, comme feuilletage et profondeur notamment, mais aussi le montage ou le hors-champ. Si on peut reconnaître dans l’évanouissement ou la mort de l’institutrice l’affinité du cinéma avec les formes de l’hypnose et/ou de la mort comme rêve éveillé, et l’accès à différentes strates de réalité, l’image du mystérieux objet flottant est en elle-même particulièrement éloquente : littéralement matrice puisqu’il sort de la jupe de la femme pour devenir un enfant, à la fois ludique comme un ballon de football qu’on utilise sur terre ou dans l’eau, et poétique comme cet objet rond, tombé du ciel, enfant ou étoile. Il faut accepter de laisser aller son imagination, car de fait rien n’est très clair dans Mysterious Object at Noon qui emprunte encore au cinéma expérimental. Et comme l’exprime un passant : « Ce n’est pas très clair, il aurait mieux valu partir d’un scénario. »
Si la confusion est assumée, c’est parce que le flottement constitue le maître-mot d’Apichatpong Weerasethakul, comme le syncrétisme ; aussi l’objet rond, « mysterious object at noon », est-il bien à même de figurer son cinéma : il nous donne à appréhender comment le cinéma est cet objet flottant, mystérieux, oscillant entre le documentaire et la fiction, intermédiaire comme l’est le mitan de la journée, et apparaissant précisément dans ce mitan. L’enfant infirme instruit par l’institutrice qui a besoin pour se déplacer d’un fauteuil roulant invite de même à convoquer la notion de « médium », compris dans son sens plus commun et non plus littéral : c’est par une prothèse (la caméra) que peut advenir un mystérieux objet flottant, à la manière du pied bot de Jenjira dans Cemetery of Splendour et de la mention par un dormeur vers le milieu du film d’un animal qui flotte dans la tête et dans le cœur, n’ayant pas besoin d’ornements, figurant une image paradoxale du cinéma, « cimetière de splendeur(s) ».
Apichatpong Weerasethakul en revient ici à une forme d’épure, en 16 mm, en noir et blanc, lorsque le cinéma était muet, en faisant notamment assurer le récit vers la fin du film en langue des signes, et rend compte de sa capacité à mêler anthropologie, récit et légende populaire, expérience visuelle, temporelle et mentale. Ce sont ces choses simples que fait Apichatpong Weerasethakul.