Dans la banlieue pauvre de Tor Bella Monaca, Enzo, trentenaire solitaire et taiseux, vit de larcins en tous genres, qui lui permettent de passer ses journées à manger des crèmes vanille et à regarder des films pornographiques dans un appartement délabré (pour employer un euphémisme). Alors qu’il est poursuivi par la police, le petit délinquant se cache derrière une péniche sur les rives du Tibre, et met accidentellement les pieds dans un baril de matériaux radioactifs flottant sous le bateau, qui lui confèrent alors une force surhumaine.
Peu après, Enzo accompagne son voisin Sergio récupérer des ovules de cocaïne : l’opération tourne mal, l’un des migrants meurt d’overdose et l’autre tire à bout portant sur les deux hommes. Survivant aux balles, le protagoniste enchaîne les vols en se servant de sa force, ce qui lui vaut de devenir rapidement une célébrité sur YouTube. Mais les ennuis commencent tout juste : le chargement faisait l’objet d’une transaction entre l’équipe de Sergio, dirigée par Le Gitan, petit truand en quête de gloire, et une puissante famille camorriste. À la recherche du chargement, Le Gitan ne tarde pas s’en prendre à la fille de Sergio, Alessia, que Enzo doit alors protéger. Traumatisée par la mort de sa mère et obsédée par les dessins animés de Jeeg Robot, celle-ci commence à voir en lui l’incarnation de Hiroshi Shiba, l’indestructible héros de la série.
« Mais t’es qui, bordel ? »
La question que Le Gitan pose à Enzo est également celle que le spectateur aurait envie d’adresser au film, tant il est aux antipodes de ce qui s’est fait dans le cinéma transalpin récemment. Grande surprise de l’année passée, où ce long-métrage à la gestation difficile (cinq ans d’attente : un grand merci à la clairvoyance des producteurs italiens) avait ravi un succès critique et publique inattendu, On l’appelle Jeeg Robot réussit à donner naissance à un film de super-héros parodique, déjanté et attachant à la fois. Là où nombre de grosses productions ont misé ces dernières années sur l’expansion de références univoques, conformes au public standardisé dont rêvent les franchises (qu’on songe à la pratique systématique du white-washing dans des productions récentes, depuis Gods of Egypt jusqu’à Ghost in the Shell), le film prend le contre-pied d’une telle démarche, en s’appuyant sur les connexions inattendues surgies de l’esprit du quarantenaire Gabriele Mainetti. Son premier mérite, à cet égard, est de montrer comment le made in Italy coïncide en fait avec un imaginaire « glocal », où des années de manga et de comics se sont sédimentées : le spectateur bascule ainsi dans un pot-pourri d’influences où le Joker s’inspire à Anna Oxa (rock-star italienne des années 70), et où un héros des banlieues romaines préfère s’appeler Hiroshi Shiba plutôt que Clark Kent.
De fait, On l’appelle Jeeg Robot s’inscrit dans cette lignée de films explorant l’impact de la figure du super-héros comme icône pop et rêve d’enfance. À mi-chemin entre Incassable et Kick-Ass, le film de Gabriele Mainetti s’intéresse à la transformation intérieure d’un (futur) justicier, dans un monde marqué par la violence (des attentats émaillent le quotidien de Rome, écho au terrorisme actuel aussi bien qu’à la période des attentats mafieux au début des années 1990), et par des réseaux sociaux laissant miroiter un quart d’heure de célébrité que certains – Le Gitan en premier lieu – veulent saisir à tout prix.
Mais s’il n’a pas le sérieux (ni le génie) du film de Shyamalan, On l’appelle Jeeg Robot n’implose pas non dans une parodie cédant au grotesque, contrairement à Kick-Ass. Son registre de dérision est plus précis, et vise un cinéma noir dont la fortune n’est plus à faire côté italien. On revoit ainsi les ambiances de Gomorra la série, ou de Suburra, entre clans camorristes et borgate malfamées : toute une aura criminelle qui s’effrite quand l’antagoniste principal, Le Gitan, révèle son penchant pour les travestissements, ou quand les scènes sanglantes du film se terminent en gag (notamment avec Enzo qui perd son doigt de pied et essaie de le recoller à coups de scotch).
Des comics au comique
La perspective de Mainetti n’est donc ni celle du noir ni celle des comics habituels : elle recoupe le point de vue d’adultes déjà usés qui, rêvant une échappatoire à un monde dont ils connaissent désormais le caractère sordide, veulent retrouver dans leur passé la possibilité d’une résurrection. Crise d’adolescence psychotique pour Le Gitan, jamais vraiment remis de son passage à Buona Domenica (le The Voice des pauvres, comme on dirait à Rome), ou retour à une enfance salvatrice pour Enzo, qui trouve dans le rôle de héros sa vocation : une lueur de nostalgie éclaire les personnages, de grands enfants à leur façon. À cet égard, on regrette que le film n’ait pas saisi la part d’ambiguïté qui traversait le personnage d’Alessia, ce qui aboutit à une protagoniste bâclée. Écorchée vive croyant à la réalité des héros mangas, la jeune femme finit par se réduire à un rôle assez déplaisant de petite fille dans le corps d’un sex-symbol : un statut indécis qui se résout (incestueusement, donc) lorsqu’elle devient l’amante de Jeeg après avoir été sa fille putative. Mainetti dit s’être inspiré du Léon de Luc Besson, mais le contraste entre les deux films révèle justement l’écueil principal de sa mise en scène : celui de concilier dans un personnage féminin l’enfance et l’âge adulte, de la même façon qu’il le fait pour ses deux autres protagonistes.
Cela étant, si On l’appelle Jeeg Robot montre d’indéniables limites dramaturgiques, on garde surtout en tête l’originalité de l’univers qu’il parvient à construire et le plaisir parodique qui en résulte. C’est de ce regard d’adulte porté sur l’enfance que surgit sa dimension touchante (un peu), mais surtout jubilatoire et régressive (beaucoup) à commencer par son protagoniste Enzo : manger une crème vanille en regardant un film pornographique, voilà un peu l’état d’esprit que le film de Mainetti transmet à son spectateur.