De cette année 2015, tant sur les plans économiques que politiques, nous ne retiendrons que peu de belles choses. L’attentat contre « Charlie Hebdo », le 7 janvier dernier, inaugura une séquence de soufre et de sang qui occupera pendant encore longtemps le champ médiatique. Si des personnalités comme Cabu, Charb ou Wolinski, de par leur notoriété, ont logiquement symbolisé cette rédaction foudroyée, quelques figures étaient néanmoins plus discrètes. Bernard Maris, par exemple. Oncle Bernard, comme il avait pris l’habitude de signer. Économiste antilibéral, marxien, keynésien, et (à sa manière) anticapitaliste, il livrait chaque semaine sa vision des choses : un point de vue critique, féroce, sur cette « science » économique qui se pose en vérité révélée. Et un regard acerbe sur ces experts autoproclamés qui considèrent le marché comme une nouvelle eucharistie. L’Oncle Bernard se donnait pour mission de débouler chaque semaine au beau milieu de leur Cène pour en renverser la table. Malheureusement, la poudre a parlé, Bernard Maris s’est tu, et sa plume nous manque cruellement. C’est donc son parler qu’a choisi de ressusciter Richard Brouillette.
Dans sa note d’intention, ce dernier confie : « Lorsque je l’ai rencontré pour la première fois en janvier 2000, j’ai été d’emblée frappé par son éloquence et, surtout, son aménité. Je l’ai tout de suite senti animé d’une grande générosité, proche de la fraternité. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’était comme si nous avions toujours été potes. » C’est exactement l’impression qui ressort de ce film. Film étrange, qui tient plus du document que du documentaire. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il est composé des rushes d’une autre œuvre de Richard Brouillette, L’Encerclement : la démocratie dans les rets du néolibéralisme (2008), qui proposait, en 2h40, de discuter de l’idéologie néolibérale. La parti-pris y était intéressant : longs entretiens, permettant aux idées de se développer et d’en venir à des conclusions logiques, pellicule noir et blanc, montage a minima… Succès critique et militant, L’Encerclement… a permis d’enregistrer pendant 1h30 les analyses originales et captivantes de Bernard Maris. Lorsqu’il tombe sous les balles du fanatisme, Richard Brouillette exhume pour son ciné-club hebdomadaire les rushes bruts du tournage d’alors. Encouragé par le public et son entourage, en forme d’hommage, il s’est alors décidé à sortir Oncle Bernard, l’anti-leçon d’économie.
« T’as fait un peu d’économie, toi ? »
Sur le fond, certes, l’exposé est passionnant. Tout y passe : fonds de pension, produits dérivés, shadow banking, effets de levier, formation des bulles boursières . Drôle et pédagogue, Bernard Maris rappelle l’aspect dogmatique du capitalisme (financier ou non), montrant qu’il s’appuie sur des présupposés intellectuellement pauvres et abstraits. L’aspect dynamique de toute société est mis en avant dans son discours, pour montrer toute la fausseté d’un modèle théorique conçu autour d’individus supposés rationnels dans leurs choix et intéressés dans leurs attentes. Pour Bernard Maris, reprenant par là même les travaux de J.M. Keynes et de tout le courant hétérodoxe, l’économie est fondamentalement chaotique et donc imprévisible. Les modèles mathématiques de la micro-économie (qu’il a enseignée) tendent à déconnecter l’économie du réel, en la faisant passer pour scientifique alors qu’elle n’est qu’un champ particulier des sciences humaines et sociales. Bien sûr, tout spectateur un tant soit peu informé des débats entre économistes orthodoxes et hétérodoxes n’apprendra pas grand chose, mais Bernard Maris sait énoncer avec humour les contradictions et les apories de notre époque. Seulement, nous aurions aimé avoir droit à plus de contradiction, étant donné que Bernard Maris déroule son texte sans interruption, passant d’un sujet à un autre, certes avec talent, mais souvent en roue libre. Pour ce qui s’annonçait comme une leçon (ou anti-leçon), beaucoup regretteront l’enchainement disparate de questions-réponses. Enfin, étant donné que l’économie est un champ évolutif, bon nombre d’anecdotes et d’exemples ne sont plus d’actualité. Cela peut concerner des noms de personnalités, comme Michel Camdessus, qui ne nous parlent plus, et sapent in fine la pertinence des propos de Bernard Maris. Il faut dire que cela fait 15 ans que cet entretien a eu lieu. Nous ne sommes déjà plus dans le même monde.
« Mais qu’est-ce que c’est que ce vieux machin ? C’est du film avec quoi tu tournes ? »
Sur la forme, par contre, nous sommes en face de quelque chose de beaucoup moins didactique. Car Oncle Bernard ne se contente pas de reprendre les plans fixes ou les zooms qui servaient le propos de L’Encerclement. Ici, c’est tout le dispositif cinématographique qui est mis à nu : claps, énoncés des repérages techniques, bruits ambiants… Quand les fins de bobines font sombrer la profondeur de l’argentique dans le noir le plus absolu, on saisit que ce qui sépare le cinéma du simple enregistrement est ténu. Richard Brouillette a décidé de garder ces moments où il n’y a plus que la voix d’un Bernard Maris blagueur pour occuper notre attention. C’est un effet troublant, car en plus de dépouiller le cinéma de tous ses artifices, comme l’Oncle Bernard le fait avec l’économie, cette voix à jamais éteinte semble surgir du néant. Richard Brouillette capte de très beaux moments, comme lorsque les rires de la rédaction interrompent une longue digression, ou lorsque le regard de l’Oncle Bernard se perd dans sa tasse. On pense évidemment à L’Abécédaire de Gilles Deleuze, bien qu’ici le dispositif nous fasse passer « derrière le rideau », du côté des machines, des infrastructures, en compagnie d’un Bernard Maris dont les propos n’ont pas été toilettés par ce que Richard Brouillette appelle le « lubrifiant visuel » (images d’archives, illustrations, montage dynamique).
Inégal, Oncle Bernard : l’anti-leçon d’économie reste cependant enrichissant. Mais si la beauté plastique de l’image, et la mine familière, amicale, de Bernard Maris, nous scotchent à l’écran, on peut regretter que Richard Brouillette nous ait livré un travail aussi brut. L’absence de contextualisation, notamment, dans les arguments et le cadre de l’entretien, font qu’il s’avère difficile de rentrer complètement dans le film sans clés de lecture et connaissances préalables. Les arguments d’Oncle Bernard, au contraire des exemples qu’il donne, n’ont rien perdu de leur pertinence et de leur sens critique, ce qui nous incitera forcément à en parler autour de nous. Victoire posthume, camarade Bernard.