Il y a dans le titre du premier long métrage de Hubert Charuel une forme d’ironie et une vraie tendresse. Un pied de nez, une fierté à reprendre à son propre compte une appellation qui pourrait tout aussi bien être affectueuse que condescendante, selon de qui elle vient. Derrière ce titre quasi programmatique, à la fois limpide et mystérieux, se cache un film qui refuse catégoriquement de se laisser enfermer dans un genre et déjoue habilement les attentes. De ce « petit paysan » si contemporain, Hubert Charuel ne fait pas le protagoniste d’une comédie de mœurs ou d’un drame rural ; du moins, pas seulement. Si le film ne fait pas l’impasse sur la représentation du quotidien d’une exploitation de vaches laitières en 2017, il s’affirme avant tout comme un objet cinématographique hybride, délaissant le territoire ultra-balisé du documentaire pour s’aventurer brillamment du côté du polar et du fantastique.
Dans le vrai…
Hubert Charuel sait de quoi il parle : fils de paysans, il a tourné son film dans la ferme de ses parents, eux-mêmes éleveurs (ils jouent dans le film, ainsi que son grand-père). Petit paysan transpire l’authenticité, mais le point de vue du cinéaste s’affranchit allègrement d’un quelconque souci de « rendre hommage », piège tendu à tous ceux qui, caméra au poing, s’en vont filmer un monde trop proche d’eux, trop chargé d’affects. Le récit du quotidien de Pierre (Swann Arlaud, formidable révélation, d’une belle justesse dans tous les registres, du naturalisme pur à la psychose déréalisée) s’inscrit dans la droite lignée du geste documentaire de Raymond Depardon, dont les Profils paysans forment une sorte de matrice incontournable de la représentation cinématographique du monde paysan en France. Mais si le souci de crédibilité vise à inscrire le personnage de Pierre dans une représentation concrète et charnelle de ce monde trop souvent lissé et simplifié à l’écran, c’est pour mieux s’en éloigner plus tard. Pierre est éleveur, mais c’est un garçon de son époque. Il vit encore avec ses parents, sa mère essaie de le caser avec la boulangère (pas la partie la plus réussie du film, mais si anecdotique qu’on l’oublie assez vite), mais ce n’est pas un empoté déconnecté de la réalité. Il sort avec ses potes, mate des vidéos sur YouTube, s’exprime et bouge comme un trentenaire d’aujourd’hui. Hubert Charuel balaie sans effort des stéréotypes tenaces (qui a déjà jeté un œil à L’amour est dans le pré, consternant dating game télévisé mettant en scène des paysans à la recherche de l’âme-sœur, comprendra à quel point le flot d’images véhiculées par les médias sur le monde paysan réduit celui-ci à une affligeante caricature) sans pour autant en faire le centre névralgique de son film. Pierre est un personnage réel, concret, auquel on peut aisément s’identifier, et sa bascule progressive dans la psychose et la folie n’en est que plus vertigineuse.
… vers le flou
En ouvrant son film par une séquence onirique aussi courte que marquante, Hubert Charuel donne le ton. Pierre, entièrement absorbé par son métier et ses bêtes, est obsédé par une maladie venue de Belgique, qui décime des élevages entiers, et qui se caractérise par des saignements du dos : formidable idée de rendre visuelle, et donc concrète, une épidémie qui aurait pu n’être qu’une abstraction pour le spectateur, et une simple manifestation psychologique du déséquilibre de Pierre. Quand une de ses vaches présente les symptômes de la maladie, Pierre prend une décision radicale pour sauver son troupeau. Progressivement, Petit paysan quitte le territoire de la chronique sociale pour explorer des univers moins balisés. En opposant à la descente aux enfers de Pierre un point de vue raisonné et scientifique, celui de sa sœur vétérinaire (Sara Giraudeau, parfait mélange de rigueur bornée et de compassion), le film gagne en tension et permet surtout à Hubert Charuel de ne pas déborder des limites, parfois floues, que le mélange des genres franchit parfois un peu trop vite. La peur de Pierre le conduit à faire des choix absurdes, à aller toujours plus loin, mais elle trouve sa source dans une préoccupation réaliste : perdre son troupeau, c’est perdre non seulement sa source de revenus, mais également une partie de sa vie, des êtres vivants que l’on aime profondément malgré le paradoxe qui consiste à les exploiter pour survivre. Le film navigue ainsi constamment sur une ligne tendue entre le réel et l’abstrait, cette frontière indéfinissable entre ce que l’on connaît du monde et ce que celui-ci, par sa violence et son caractère arbitraire, nous pousse à faire, nous entraînant ainsi de l’autre côté.
Le film est aussi fascinant par son dosage de genres a priori antinomiques que par les choix esthétiques qui en découlent, culminant lors d’une scène ubuesque où Pierre, contraint de sortir avec ses amis mais obligé de se débarrasser d’une de ses bêtes, tente d’être sur tous les fronts à la fois. Hubert Charuel mêle à la fois le burlesque, le tragique, le suspense pur et une forme d’abstraction visuelle (la nuit, le feu, le sang) que viennent contrebalancer, par un montage redoutablement efficace, les scènes où Pierre est confronté au réel. Un peu moins réussie, la partie qui le pousse à partir à la rencontre d’un paysan paranoïaque et conspirationniste (Bouli Lanners) alourdit un peu le film, mais qu’importe : à la faveur d’une fin faussement apaisée, où la fièvre retombe pour mieux mettre à nu la tragédie qui frappe Pierre et, par là-même, tout le monde paysan, le film révèle un cinéaste au regard singulier et attachant, que l’on espère retrouver très, très vite.