Le cinéma de Nabil Ayouch repose peut-être sur un malentendu : un brassage de thèmes engagés et courageux dans le contexte de la société marocaine qui se télescope avec un style mal dégrossi et démonstratif. Si la force des interprétations – notamment dans Much Loved – et le souffle édifiant de la narration pouvaient emporter avec eux les défauts de films plus intimistes, l’ambition formelle supérieure de Razzia (long-métrage choral et gigogne, qui mélange les époques et les personnages sur une trentaine d’années pour se donner des allures de fresque) l’expose à tous les vents et révèle cruellement tous les défauts qui frémissaient. Le film cherche constamment à se persuader de sa propre ampleur sans jamais parvenir à faire vibrer ensemble l’imposante construction scénaristique et une mise en scène tout en effets de manche (cuts brutaux, caméra virevoltante, musique sirupeuse) jusqu’à devenir indigeste.
La main lourde d’Ayouch se ressent également dans la galerie de personnages qui se croisent de scènes en scènes. S’il rêve de vouloir rassembler de façon virtuose l’ensemble des minorités opprimées de son pays, le réalisateur ne parvient jamais à dépasser le catalogue de stéréotypes (un gay, un Juif, une femme maltraitée, une jeune adolescente rebelle, un instituteur laïc) dont le rôle ici tient mois de l’émulsion romanesque que du pur discours filmé. Chaque personnage reste collé à la description écrite en amont du tournage et se retrouve réduit à ses obsessions comme unique porte d’entrée. Ainsi, Hakim (Abdelilah Rachid), jeune homosexuel mal à l’aise dans le Casablanca de 2015 et en rupture avec son père, n’est présenté que par son amour immodéré pour la musique de Queen et la figure de Freddie Mercury, allant jusqu’à essayer de lui ressembler pour le concert final – ce qui vaut, en guise de scène de présentation du personnage, un ridicule panneau qui s’attarde sur les murs de la chambre recouverts de posters du groupe avant de terminer son mouvement sur le jeune homme en train de feuilleter avec un air très concerné… son livre d’images qu’il a consacré au chanteur. Derrière le sourire provoqué par ce plan caricatural (et qui tend à se répéter à chaque nouveau personnage, à l’exception peut-être de la prestation d’Ariel Worthalter dans le rôle du restaurateur juif, plus sensible et plus triste), il y a aussi une inquiétude : la caractérisation des protagonistes est si grossière et exagérée que l’on peut se demander à quel point les faits racontés ne le sont pas eux aussi.
Prêt-à-porter
Le risque du simplisme de Razzia est de le voir déborder de son cadre fictionnel pour venir discréditer l’engagement politique qui le sous-tend. À force de se fonder sur de purs artifices d’écriture et d’être martelé – Ayouch affiche clairement son aspiration à penser son film comme un hymne, incluant l’intégralité de la chanson « We are the champions » aux deux tiers dans un montage parallèle qui unit enfin tous les héros – le discours devient presque gênant, à faire fi de toutes ses complexités annexes pour n’être qu’une réflexion schématique et binaire. Rapidement, Razzia oppose bêtement : d’un côté, l’archaïsme religieux, ses hypocrisies et ses violences, de l’autre, un idéal de liberté individuelle et culturelle, lui aussi étrangement obsédé par une influence anglo-saxonne (de Queen à Kerouac en passant par le film Casablanca et les clips MTV). L’absence de nuance est peut-être le propre du propos militant, cela heurte une fois traduit sur grand écran, qui plus est quand les références citées tiennent des clichés les plus éculés (l’ado rebelle lit Sur la route en se scarifiant) ou d’associations d’idées balourdes et problématiques (un personnage enfile un habit de prière pour cacher ses vêtements estivaux et exécuter le rite, devant une télévision qui retransmet le clip d’une popstar très légèrement vêtue). Razzia se retrouve dans une impasse contradictoire : d’un côté, rêver d’embrasser une totalité sociétale complexe en associant des fragments hétérogènes, de l’autre, faire rentrer le dispositif au forceps dans un schéma de pensée prêt-à-porter.
Obnubilé par son scénario, il est impensable que Razzia manque autant à transcender Casablanca – dans le temps et dans sa fougue libertaire endormie – et ne parvienne à aucun moment à filmer la banalité de la ville et sa vie grouillante puis d’en faire ressortir les divisions profondes qui sourdent. Par son incapacité à s’immerger dans le réel, Ayouch bute violemment dans sa dernière séquence à l’impensé de son film qui s’effondre alors comme un château de cartes. Rejouant les émeutes qui ont secoué la plus grande ville du Maroc en 2015, il fait surgir une autre ligne de fracture en faisant débouler les habitants des quartiers pauvres et des bidonvilles (qu’il avait déjà filmés, non sans pessimisme amer, dans Les Chevaux de Dieu), réduits à un troupeau violent et très peu civilisé, privés de parole – les slogans scandés sont inaudibles et non traduits. Ce déferlement menaçant, s’il interroge sur le réel progressisme affiché par le film – depuis quel camp Ayouch filme-t-il quand il met en scène de telles représentations ? – est surtout un constat d’échec : incapable d’orchestrer une montée en tension souterraine tant tout semble préfabriqué, Razzia se fourvoie dans une explosion finale très soudaine et gratuite, là où elle aurait dû donner l’impression d’être une conclusion logique et inéluctable.