Paru en 1975, le Montauk de Max Frisch prend la forme d’un roman largement autobiographique, à la lisière de l’essai, où s’entrecroisent considérations métalittéraires, réminiscences — pour la plupart — douloureuses et réflexions sur la nature du temps présent. Pour l’auteur d’Homo Faber (également porté à l’écran par Volker Schlöndorff), alors âgé d’une soixantaine d’années, il s’agit en quelque sorte d’un travail introspectif, d’un bilan littéraire et existentiel : en prenant pour point de départ la narration d’un week-end de 1974 passé au bord de la mer à Montauk (à Long Island, dans l’État de New York) en compagnie de Lynn, étudiante trentenaire, Max Frisch fait la somme de ses succès littéraires et de ses échecs amoureux. Avec une telle matière première, l’on se serait dès lors attendu à ce que Schlöndorff marche dans les pas d’un Antonioni et livre un portrait de l’artiste en crise façon Identification d’une femme. Surprise : Retour à Montauk ne conserve du texte de Max Frisch que quelques lieux et personnages pour s’en éloigner presque totalement.
Un film jetlagué
Max Zorn (Stellan Skarsgård) est un écrivain berlinois dans la première moitié de la soixantaine qui jouit d’une reconnaissance internationale. Il est invité à New York pour donner des lectures publiques de son dernier roman, The Hunter and the Hunted, récit d’un amour malheureux. Épaulé par sa compagne Clara (Susanne Wolff), flanqué de Lindsey (Isi Laborde), une jeune assistante aussi zélée que curieuse, Max Zorn entend mettre à profit cette parenthèse new-yorkaise pour renouer contact avec une femme qu’il a aimée dix-sept ans plus tôt, Rebecca (Nina Hoss) — avocate ambitieuse, qui s’est depuis mariée.
La première partie du film déroule ainsi les différentes étapes qui conduisent Max à retrouver Rebecca. La lassitude qui gagne Max Zorn après ses lectures publiques répétées, le contraste entre son tempérament plutôt calme et celui plus exubérant de Clara, les retrouvailles peu souhaitables et peu souhaitées avec un ami d’enfance et rival, Walter (Niels Arestrup) : c’est tout ce trop-plein de contraintes et d’étrangeté qui, d’une certaine façon, révulse l’auteur et l’incite à laisser choir son costume d’écrivain pour retrouver l’amoureux qu’il avait été dix-sept ans auparavant. Alors qu’on était en droit de redouter un pensum lénifiant sur les affres de l’incommunicabilité et la crise de la soixantaine, le film séduit d’emblée par sa légèreté, son humour désenchanté, et la bienveillance sans complaisance dont bénéficient les personnages. Le soin apporté à la construction de la figure de Max Zorn, qui doit autant au scénario de Colm Tóibín et de Volker Schlöndorff qu’à l’adresse de Stellan Skarsgård, est particulièrement appréciable : derrière la bonhomie qu’il affiche, son humour incertain et son sang-froid apparent, on sent que Max Zorn renferme un esprit tourmenté, comme l’indique son patronyme. A l’image du héros, qui subit les contrecoups du décalage horaire, Retour à Montauk semble constamment en décalage avec lui-même, réticent à s’engager dans des voies trop faciles : ni tout à fait radiographie du couple dans le sillage de la « modernité européenne », ni tout à fait film choral à l’américaine, le film de Schlöndorff reste, dans sa première moitié, au seuil des genres et des influences ; se disperse pour mieux surprendre et décevoir.
Vestiges de McCarey
Pari qui aurait pu s’avérer gagnant, n’était le choix de ne réserver que la portion congrue de l’intrigue au segment le plus réussi : le récit de ce « retour à Montauk », dont il est question dans le titre, est pris en étau entre deux épisodes new-yorkais qui n’ont pas la même vigueur — et dont le second, maladroit et bâclé, est vraiment superfétatoire. Concentrons-nous néanmoins sur le cœur vibrant du film et saluons sa réussite : une screwball comedy de poche, esquissée avec beaucoup de modestie — et d’une beauté pourtant phénoménale. Paradoxalement, c’est en osant ici trahir absolument le texte de Max Frisch, que Schlöndorff se rapproche le plus de sa substance littéraire, soit de cette élégie du présent que porte à chaque ligne la voix du narrateur. Dans le roman, Montauk est un lieu quasiment vierge ; une véritable terra incognita que découvre le narrateur, contre la matérialité de laquelle viennent achopper les réminiscences. Schlondörff en fait au contraire l’espace du souvenir, et substitue à la quête hasardeuse de pur présent de Max Frisch, un duel amoureux d’une grande sécheresse, où le passé rattrape sans cesse les personnages.
Plus fluide, plus aéré, plus désespéré, aussi : dans cette partie centrale, le film enthousiasme par sa simplicité et par sa précision. Une scène, en particulier, suffit à Schlöndorff pour installer son couple d’acteurs — Stellan Skarsgård et Nina Hoss — dans un schéma de comédie du remariage et pour s’inscrire subtilement dans l’héritage du classicisme hollywoodien. Alors que Max et Rebecca sont arrivés sur la plage, devant le motel où ils vécurent jadis des instants heureux, chacun se dirige vers la porte de deux chambres différentes. Max avance ensuite au premier plan, à l’intérieur de sa chambre. Mais, surprise : Rebecca, elle aussi dans la sienne, apparaît au second plan, dans l’embrasure d’une porte. Contrairement à ce qu’ils pensaient, les deux pièces communiquent. L’appel du vent se chargera de les réunir, du moins physiquement : dans le plan suivant, nous les retrouvons tous deux sur la terrasse du motel, caressés par la brise. En toute simplicité, voilà une relecture malicieuse de la scène finale de Cette sacrée vérité, screwball comedy canonique de Leo McCarey : par une nuit fort venteuse, Cary Grant finissait par retrouver Irene Dunne dans la chambre adjacente à la sienne, sous le prétexte d’empêcher la porte communicante de claquer. À l’instar de cette scène, les retrouvailles fulgurantes de Max et Rebecca éblouissent d’autant plus qu’elles se font sans éclat : en fondant le tumulte intérieur de son héros dans la netteté et dans l’efficacité d’une écriture classique, Volker Schlöndorff trouve enfin le ton juste. Dommage que cet intermède littoral inspiré laisse place à un épilogue urbain aussi fade.