Dans Roubaix, une lumière, la résolution d’une enquête policière passe par l’association de deux figures antinomiques, Louis et Daoud, et le concours de deux corps impliqués dans l’émergence de la vérité : les forces de l’ordre et les accusées. Cette complémentarité témoigne d’une recherche d’un nouvel équilibre dans le cinéma d’Arnaud Desplechin, dont ce détour vers le film noir permet, comme nous l’avions souligné après sa présentation à Cannes, d’en rabattre enfin les cartes.
Police sur la ville
Prolongement des pérégrinations chevaleresques de Paul Dédalus, figure centrale du cinéma de Desplechin, l’errance roubaisienne de Louis pour retrouver les coupables d’un incendie se teinte d’abord d’un volontarisme mâtiné d’orgueil. En tant que nouveau venu, il doit faire ses preuves, et en tant qu’enquêteur chargé de l’affaire, il doit en trouver. Comme tout policier au début d’une enquête qui semble le dépasser, Louis pointe du doigt les suspects, les désigne ou les réduit à des images, à des photos pixelisées sur un écran ou à des figures associées à un numéro lors d’une scène d’identification. Il retient des jeunes dans son bureau, les poursuit dans la rue et s’infiltre chez eux en quête du coupable idéal – non sans l’aide d’un montage fragmenté exacerbant l’intensité de cette recherche. Au début du film, Daoud, qui connaît très bien les lieux, lui a pourtant montré du doigt les environs de Roubaix sur le toit d’un hôtel en pleine nuit (images ci-dessous). Si la caméra filme moins les endroits décrits qu’elle ne se concentre sur Daoud, c’est que la désignation n’éclaire en réalité que celui qui désigne et non l’objet de sa désignation : la ville doit s’éclairer elle-même pour se révéler à Louis.
Le film multiplie dans un premier temps les affaires et ajoute à l’incendie d’autres embryons d’enquêtes qui apportent un contre-modèle à la méthode de Louis. Par exemple, suite à la fugue d’une adolescente, Daoud, plutôt que de partir à sa recherche, discute calmement avec son entourage. Louis et Daoud se distinguent par le rapport qu’ils entretiennent avec les espaces et les figures de la ville. En somme, le premier part des images pour retrouver les suspects supposés puis les contraindre à se mettre en lumière (dans son bureau, lors d’une identification, dans la rue, etc.), quand le second attend patiemment que la figure au centre de l’affaire revienne d’elle-même, pour ensuite seulement, et avec son accord, la prendre en photo. Cette distinction se retrouve lors d’une courte scène au début du film, où Daoud explique à Louis qu’il suit les courses hippiques sans jamais miser sur un cheval, juste parce qu’il aime les regarder. Louis lui répond qu’il pourrait lui faire gagner de l’argent à l’aide de savants calculs. Ici, le personnage coutumier du cinéma de Desplechin semble faire fausse route, partant des images, des lettres (les livres de son appartement) et des statistiques (celles des paris ou du pourcentage des zones sensibles de la ville) pour prétendre éclairer l’obscurité d’un monde qu’il ne connaît pas. Ailleurs, une autre affaire voit une jeune fille, violée et traumatisée, revenir sur le lieu du crime dont elle a été victime. Une fois sur les marches d’un escalier dans le métro, les policiers constatent les limites des caméras de vidéosurveillance censées dissuader les actes délictueux ou criminels : le viol a été commis dans un angle mort. Il n’y a pas d’enregistrement de la scène et les seuls plans que la police possède du suspect sont trop flous pour permettre son identification. À l’instar de l’incendie, cette enquête apparaît de prime abord insolvable. Il faut d’abord éclairer l’angle mort.
Du rejet au rejeu
Dans la seconde partie, les interrogatoires de Claude et Marie menés par Daoud puis par Louis viennent troubler l’opposition entre l’attente et l’interventionnisme, entre l’observation du réel et l’autoritarisme des forces de l’ordre. Tandis que Daoud questionne Marie, non sans une assurance paternaliste, et que ses collègues dans l’arrière-plan n’hésitent pas régulièrement à hausser le ton, Louis, sans grand succès, hurle dans une autre pièce sur Claude. La distinction, intensifiée par le montage alterné qui vient superposer les deux méthodes, se dissipe toutefois lorsque les deux suspectes s’incriminent à tour de rôle à l’aide de la parole et du bluff des policiers (« Allez, il faut que ça sorte »), qui font croire à l’une que l’autre a déjà tout avoué. La lumière se fait plus intense au cours de ces scènes, exposant la pâleur blanchâtre des deux femmes désormais contraintes de se mettre en avant quand elles pouvaient encore, dans la scène d’identification des suspects de la première partie, rester cachées dans l’obscurité. Et si le visage de Claude est plus éclairé que celui de Marie, c’est que, contrairement à son amante, Claude nie toujours les faits et refuse de s’ouvrir à la lumière. Il faut ensuite attendre la fin du film, lors d’une scène de reconstitution sur les lieux du crime, pour que la vérité émerge enfin. Au début de cet ultime rejeu, les suspectes contrôlent elles-mêmes et pour la première fois la lumière et la mise en scène. Après que Daoud leur a annoncé qu’il ne leur donnerait plus « aucune indication », Claude et Marie manipulent les interrupteurs de l’appartement de leur victime. Elles répètent leurs mouvements, expliquent leurs faits et gestes, improvisent parfois, se corrigent souvent. La vérité peut refaire ici surface par la mise en retrait du policier, laissant les suspectes prendre en charge le dévoilement des faits. À l’étage où a eu lieu le meurtre de la voisine, la mise en scène organise en ce sens l’espace comme une pièce de théâtre, avec la comédienne principale située sous l’éclairage central de la pièce (Marie), la seconde encore en coulisse (Claude, en retrait dans un coin de la chambre), face à une audience (la police) qui n’hésite pas à commenter la crédibilité de leur performance. Un nouveau retournement vient alors définitivement troubler la série de dualismes qui a jusqu’à présent opposé Louis à Daoud et les policiers aux accusées. L’observation du réel en train de se remettre en scène a certes mené les enquêteurs au plus près de la vérité, mais c’est bien l’intervention de Louis à la fin de la reconstitution qui permet de l’atteindre lorsque Claude finit par avouer, sous la pression du jeune inspecteur, qu’elle a elle aussi étranglé la vieille dame aux côtés de Marie.
En rejouant leur crime collectif, les deux suspectes ont en somme eu droit à la parole comme à la mise en scène, tandis que l’énergie oratoire de Louis s’est finalement avérée utile pour l’enquête. C’est à ce moment qu’un policier vient annoncer à Daoud que le violeur du métro a été retrouvé et arrêté, sans que l’origine de son arrestation ne soit pour autant explicitée. Gage de cet équilibre enfin trouvé entre les quatre membres impliqués dans cette affaire, le champ-contrechamp entre les deux suspectes en route vers la prison est suivi d’un autre, dans la dernière scène, cette fois-ci entre les deux enquêteurs. Avant le début d’une course hippique, Daoud demande à Louis s’il a parié, ce à quoi ce dernier répond « évidemment ». Si le personnage emblématique d’Arnaud Desplechin ne démord donc toujours pas de son volontarisme romanesque, il semble avoir trouvé ici un contrepoint à même de rééquilibrer son cinéma.