La simplicité d’exécution du plan d’ouverture — Charley, debout en contre-jour devant la fenêtre de sa chambre — ne doit absolument pas occulter sa savante composition, annonciatrice d’un programme esthétique rigoureux : juxtaposer des corps mouvants sédentaires, ainsi que des espaces confinés, afin d’amorcer une potentielle fugue. Si l’éclairage sombre contribue à la restriction de la visibilité et au rétrécissement de l’espace, il permet surtout de détourer la moindre silhouette visible, attirant ainsi l’attention sur un objet anodin, posé au rebord de la fenêtre : la statuette d’un sportif en pleine course, telle une miniature de Charley, présageant sa fuite à venir.
Évoluer dans un sur-cadrage
Vivant avec Ray, son père immature, Charley alterne entre ses courses d’entraînement quotidiennes (il est joueur de football à l’école) et son boulot de garçon d’écurie pour le compte de l’irascible Del (Steve Buscemi). La mise en scène de leur rencontre est brillante de précision et de virtuosité sobre : Charley trottine et sa trajectoire croise celle d’un cheval faisant des cercles derrière la grille de son enclos, avant que la voix de Del, hors cadre, n’interpelle l’adolescent. En un plan, le centre de gravité varie trois fois, signifiant le sinueux itinéraire qu’effectuera Charley avant son escapade : la première partie du film accole graduellement la silhouette et les courses du jeune homme à celles du cheval Lean-On-Pete, pour finir par les confondre et y faire converger une soif de mouvement analogue. Charley et Pete souffraient ainsi d’une affliction similaire, obstruant leur circulation : le garçon est coincé chez lui (à l’image d’un long plan fixe de dialogue avec son père, filmé par l’encadrement d’une porte) tandis que l’animal tourne souvent en rond, accroché par une longe à un appareil giratoire, figurant sa mouvance entravée et contenue sur place. L’élément déclencheur intervient finalement en pleine nuit, lorsque Ray est agressé par un individu ayant pénétré dans la maison, avant d’être projeté violemment par la baie vitrée. Le trou béant apparaît alors comme l’unique ouverture de cet espace étroit. L’orifice rompt ainsi le sur-cadrage permanent dans lequel Charley évoluait, abattant enfin la cloison qui le maintenait chez lui. Libre de partir, il décide de rejoindre sa tante, qu’il considère comme une mère.
Anti-western et contre-odyssée
Pour son premier film américain, le cinéaste britannique Andrew Haigh prolonge une œuvre principalement consacrée à l’extériorisation de pulsions auparavant refoulées ou camouflées. Qu’il s’agisse de Week-End, où Russel rechignait à afficher publiquement son homosexualité, ou de 45 ans, où Kate apprenait que son couple vivait dans l’ombre du premier amour de son mari, les films de Haigh reposent souvent sur le motif de la fissure : chercher à briser la glace et à abattre les clôtures du confinement. Dans Week-End, la caméra déportait souvent son cadrage vers une source de reflet (une surface réfléchissante ou une juxtaposition à une scène simultanée se déroulant à l’arrière-plan), tandis que son climax restituait l’intimité du couple formé par Russel et Glen dans une gare, espace public transitoire entre sédentarité et migration. Haigh choisissait pour cette séquence de filmer les amants au travers d’une grille, jusqu’à la dissolution totale de sa visibilité grâce à un changement de focale. Le signe du cloisonnement s’évaporait ainsi au moment même ou Russel acceptait enfin le regard des autres. Étonnamment, le climax analogue de La Route sauvage se situe en son milieu, par le recours à un fabuleux fondu enchaîné, où une grande route désertique traverse le crâne de Charley en surimpression, selon l’idée littérale d’un songe : le projet de fuite lui traverse l’esprit puis se matérialise effectivement dès la séquence suivante.
Le road-trip annoncé par le titre français débute ainsi lors du lâcher-prise (lorsque le garçon accepte enfin de se « lean on Pete » — se reposer sur Pete, titre original), au moment même où se terminait l’histoire d’amour de Week-End. La difficile odyssée du jeune homme contredit astucieusement l’idée utopique de communion avec la nature, face à l’austérité de l’escapade. La traversée des grands espaces, comme dans la tradition du western, se voit ainsi muée en errance impossible, dans un amusant jeu d’inversion des codes du genre — Charley, qui a pourtant la fonction traditionnelle et étymologique du « cowboy » (garçon d’écurie), refuse notamment de chevaucher Pete. Après son odyssée, Charley retourne à son quotidien, et dans le dernier plan du film, le personnage court, s’arrête, et se retourne vers la caméra. Comme dans Week-End et 45 ans, le récit se suspend là où il pourrait (re)commencer : si la trajectoire nomade a été accomplie, le mouvement reste possible, puisque le jeune adolescent a encore tout le temps pour écrire un nouveau chapitre de son histoire. C’est ce refus de pesanteur, cette interdiction de signifier l’arrêt définitif du récit, qui fait toute la beauté envoûtante de La Route sauvage et de l’œuvre de son cinéaste.