Au début de Saint Omer, une jeune femme portant dans ses bras un nourrisson emmailloté avance en silence dans les ténèbres où enfle la marée montante. Dans le plan suivant, Rama (Kayije Kagame) est réveillée d’un cauchemar par son compagnon, qui lui apprend qu’elle appelait sa mère dans son sommeil. La construction de cette ouverture laisse à penser qu’une femme a rêvé l’autre. Comme la suite le révèlera vite, il n’en est pourtant rien, même si toutes deux entretiennent une même relation conflictuelle avec l’horizon de la maternité, la première allant jusqu’à commettre l’irréparable. Son procès tentera en vain d’établir les motivations de cet infanticide. Le film s’abstient de condamner l’accusée, étudiante sénégalaise en France qui se dit victime d’un envoûtement. Le meurtre d’Élise, âgée de 15 mois au moment de sa noyade, est inspiré d’un fait-divers qui défraya la chronique en 2015 : Laurence Coly (Guslagie Malanda) est calquée sur Fabienne Kabou, qui avait abandonné sa fillette sur une plage de la Côte d’Opale sans pouvoir expliquer son geste, qu’elle avouera après son arrestation, invoquant un maraboutage. La première fiction d’Alice Diop, documentariste remarquée, s’inspire donc à la fois d’un mythe grec et de la sorcellerie, ce qui ne surprendra pas les spectateurs familiers d’une œuvre à l’affût des puissances tapies dans les existences les plus ordinaires.
Universitaire et romancière française d’ascendance sénégalaise, Rama décide de baser son prochain livre sur cette affaire, en commençant par suivre les audiences dans la commune du Pas-de-Calais qui donne son titre au film. La part intime de Saint Omer ne saurait être négligée, dans la mesure où le film incorpore des vidéos qui ressemblent à s’y méprendre aux archives familiales que Diop avait exploitées dans Nous, sa déambulation le long de la ligne du RER B sortie en février dernier. Ces images dialoguent avec plusieurs flashbacks consacrés à l’enfance de Rama, tous hantés par le silence pesant qui s’est installé entre elle et sa mère, une veuve qui aura passé sa vie d’immigrée à élever trois filles avec un salaire d’agente d’entretien. Très tôt, une scène de repas révèle leur distance semble-t-il infranchissable, qui ne paraît pas concerner les deux sœurs de Rama – jouées par celles de Diop, floutant encore un peu davantage la frontière entre reconstitution et autofiction. Ce mutisme tient aussi du déni de réalité pour cette intellectuelle accomplie, qui dissimule sa grossesse, appréhendée comme un obstacle de plus sur la voie de son émancipation ; s’y mêle dès lors aussi la crainte héréditaire de devenir sa propre mère. La trajectoire de Laurence Coly, étudiante en philosophie et « femme fantôme », apparaît donc comme la dérive monstrueuse à laquelle aurait pu, en d’autres circonstances, céder Rama, façonnée par une double culture, d’où sourdent des reproches informulés d’assimilation à un autre milieu que le sien.
Sororité secrète
La cour d’assises apparaît dans cette perspective comme le reflet inversé de l’amphithéâtre où Rama donne ses cours magistraux : désormais, c’est elle qui se fond parmi l’assistance, à l’écoute d’une parole, celle de Laurence, qui prend une résonance particulière grâce à la fixité hypnotique de plans où Malanda trouve le temps d’épanouir son jeu et d’accéder à la vérité de son personnage, pensé comme un inextricable écheveau de contradictions. Dans son discours s’affrontent le rationalisme de la férue de Wittgenstein et la superstition du mauvais œil, un conflit devant lequel la justice, soucieuse de faits, s’avère impuissante, si ce n’est pour mettre à nu son propre fonctionnement. Il est admirablement capté par la mise en scène, qui restitue le dispositif du procès dans toute sa théâtralité, mais une théâtralité à l’os, sans le moindre effet de dramatisation. Les variations d’angle de prise de vue correspondent à une tentative de cerner les multiples facettes de l’accusée, qui reste d’une insondable opacité. La stylisation du cadre confine ici au dépouillement, dans une ascèse qui confère au film une temporalité quasi liturgique, lorsque Coly, depuis le box des accusés, tente de convaincre l’auditoire de son innocence, en s’exprimant dans un français si châtié qu’il passerait pour une langue étrangère. Entre possession et dépossession, Saint Omer documente ce témoignage, qui relève d’une stratégie de mise à distance de la folie. Le réel et la fiction s’imbriquent ici l’un dans l’autre autant que les « cellules chimériques » évoquées par l’avocate de la défense dans sa plaidoirie. Ces cellules, ce sont celles qui migrent de la mère vers le fœtus et inversement, pour se loger dans tous les organes, du « cerveau jusqu’aux orteils », et qui y restent, « même après un accouchement ou si la grossesse n’est pas menée à terme ». Une sororité secrète existerait donc entre toutes les (chi)mères, envisagées comme autant de « monstres » composites mais « terriblement humains ». C’est qu’en lieu et place de la contamination psychique tant redoutée par Rama, un transfert s’opère par la grâce de ce monologue, qui relie toutes les femmes présentes dans l’assistance en réactivant la filiation inscrite en elles. Cet universalisme neutralise les reproches qui pourraient être adressés au film de relativiser, au nom d’une acculturation mal vécue, la gravité du crime commis, alors qu’il ne fait que briser la malédiction matrilinéaire du silence. Peu importe le verdict – qui n’est pas montré. Un sort a été rompu, et justice rendue ; à l’enfant disparue, comme aux mères retrouvées.