En 1852, quelques mois après l’abrogation du pouvoir par Louis-Napoléon Bonaparte, les Républicains sont pourchassés et écrasés jusque chez eux, sous le regard impuissant de leurs épouses et filles. Plutôt que de s’atteler à retranscrire la révolte armée, la répression révolutionnaire et le traditionnel récit d’hommes qui en découle, Marine Francen choisit pour son premier film de nous parler des femmes, celles qui restent et doivent continuer un ersatz de société, envers et contre tout. Tiraillées par leurs passions, seules et solidaires, dans l’attente d’un retour à la normale, elles se font un serment : si un homme se présente au village, il sera à elles toutes.
Femmes avant tout
En choisissant de se référencer directement aux œuvres de Jean-François Millet, auteur des Glaneuses et de L’Angélus, Marine Francen vient apposer la marque naturaliste du peintre dans sa mise en scène, via la description détaillée de jeunes femmes au labeur, en pleine saison des moissons. Par des plans fixes larges, les travailleuses représentées vont adopter une pose, une attitude quasiment mythologique, à‑même d’en faire des icônes du passé. Le travail quotidien, les repas, les moments de gaieté au bord de l’eau sont ainsi formalisés avec une véritable rigueur esthétique, mais qui se révèle malheureusement impersonnelle car plus illustratrice que réflexive. À titre d’exemple, lorsque Jean et Violette entrent dans le champ de la caméra, le cadre est fixe et la composition de l’image est limpide. Seulement, plutôt que de simplement les laisser sortir du cadre, un panoramique d’accompagnement va les suivre dans leur cheminement, avant de les laisser finalement sortir, le plan s’arrêtant sur un cadre quelconque. La mise en scène insiste régulièrement sur ces mouvements de caméra purement informatifs, cassant la dynamique de l’esthétique picturale au profit d’une illustration sans grande logique réflexive. Cependant, dès lors que la caméra à l’épaule vient filmer au plus près les corps, la démarche donne de la matière à ses personnages, ce qui permet de dépasser le simple hommage à la peinture du 19eme.
Bien évidemment, les plans larges mettant en valeur des travailleuses de la terre dans une lumière crépusculaire convoque aussitôt les plans composés par Terrence Malick dans Les Moissons du ciel. Si le décor des Cévennes fait profondément écho à l’isolation ressentie par ces femmes, il n’est finalement qu’une couche picturale adjointe au film. Le Semeur n’est pas un film de paysages, et son propos n’est pas à chercher dans le rapport de ses personnages à l’univers et au cosmos, mais bien dans les relations qu’elles entretiennent dans un espace délimité, à savoir le village. Film de portraits avant tout, privilégiant les plans tailles et les plans moyens, tourné au format 1.33 (4/3), il se sert des femmes comme sujet de cinéma. Leurs corps en mouvement sont captés au plus près, afin de mieux incarner leurs désirs, par les gestes (masturbation) ou par les discours (conversations enjouées et malicieuses sur le dépucelage). L’arrivée de Jean n’est pas là pour donner un nouveau point de vue, mais pour servir de prétexte afin de continuer à parler des femmes, lorsqu’elles sont confrontées à la tentation.
Des hommes, on n’en entendra que quelques coups de feu au loin. Dans le hors-champ, ils sont bel et bien présents. Afin de rendre tangible cette réalité, Marine Francen s’appuie sur un symbolisme par trop appuyé : nombreuses images phalliques, que ce soit une faux que Jean aiguise devant les femmes ou un pistolet dans le sac, scènes oniriques peu inspirées d’un rapace attrapant une proie pour symboliser la venue de l’homme. Ces métaphores balourdes se ressentent également dans les dialogues, qui ont tendance à théâtraliser inutilement les échanges : « Les premières fleurs sont les meilleures » annonce une vieille femme à une plus jeune, pour l’inciter à passer à l’acte. On le comprend, seules les jolies jeunes filles seront concernées par le pacte instauré par le village. En se focalisant sur une relation sage, c’est tout le potentiel corrosif du pitch qui s’écroule.
Trouble du déficit de la tension
C’est le principal reproche à adresser au film. En se concentrant sur une relation foncièrement monogame avec la jeune Violette, le film désamorce toute la tension sexuelle créée lors de la première demi-heure. En insistant peu sur les désirs inavoués et sur les non-dits qui rongent ces femmes, le film déjoue rapidement tout enjeu, en s’évitant dès lors des confrontations tendues et dévastatrices, qui siéraient parfaitement au genre du huis-clos. Il y a quelques mois sortait Les Proies, dont on ne peut éviter le rapprochement avec le film de Francen : un monde de femmes vivant en microcosme, perturbé par l’arrivée d’une figure masculine concordant avec les désirs de chacune. Si le film de Sofia Coppola était beaucoup trop lisse et propre sur lui pour retranscrire la violence des sentiments vécus par ces femmes, il arrivait à distiller par moments un trouble indicible, une tension sexuelle qui parvenait à disloquer toute notion de patrie, de famille ou d’amitié. Dans le cas du film de Francen, le sentiment féminin est plus doucereux, moins vicieux. En témoigne la très belle scène d’éveil du désir amoureux entre Jean et Violette, lorsque la lecture est interrompue par des caresses : la parole y cède la place au geste dans toute sa pureté érotique.
Le film semble être malgré tout passé à côté de son sujet, avec toute la psychologie perverse que celui-ci aurait dû impliquer. La faute aussi à un rythme haché, enchaînant rapidement les séquences sans créer d’impact sur la perception du temps qui s’écoule. Il ne parvient ni à créer une langueur explicitant la frustration intense ressentie durant tous ces longs mois d’abstinence, ni la dynamique propre à créer un thriller en costumes, fourbe et retors.