Romancier, dramaturge et dernièrement réalisateur, Sobo Swobodnik s’est retiré quelque temps dans le couvent bénédictin (jadis dominicain) de Habsthal en Haute-Souabe, où il a pu filmer, avec une caméra aussi peu invasive que possible, la vie quotidienne des quatre moniales qui le constituent (avec un prêtre directeur de formation en « guest-star »). On pourrait anticiper un exemple bien tenu de peinture convenue d’une communauté aux rites séculaires confrontée à une nécessaire adaptation à son temps — le débat sempiternellement rejoué entre tradition et modernité. Or Silentium vaut mieux que cela. Derrière la façade généralisatrice du groupe, il mesure une vérité à l’échelle individuelle.
Entre ces murs occupés par cinq personnes seulement, le silence se fait évidemment remarquer. Il apaise l’ouïe — et les sens en général, tout en les rendant attentifs au moindre bruit, le plus petit craquement de parquet qui viendrait le troubler. Dans Silentium, il a une autre fonction : il contribue à mesurer l’isolement de chacun des membres de la communauté, par-delà leur cohabitation — un craquement de parquet dans le film est la plupart du temps causé par une personne seule, séparée des autres. Quand il ne s’intéresse pas à des tâches individuelles et isolées (comme la confection d’un habit pour le père), Swobodnik filme les scènes collectives en soulignant la position individuelle de chacun : une scène peut énoncer elle-même ces positions (la réunion où chaque moniale est rappelée à son rôle), cependant le réalisateur travaille sa captation de l’espace de façon à souligner la distance entre les personnes présentes dans le cadre. Il ne manque pas de nous laisser remarquer celui qui, à la prière, frappe trois coups pour signaler la suite de la cérémonie ; ou celle qui, quand tout le monde quitte une pièce après une expérience collective, reste plus longtemps que les autres pour achever quelque chose. Par ces petits signalements, Swobodnik détourne subtilement le schéma habituel du documentaire d’une communauté : plutôt que de capter la vie monacale comme différentes manifestations d’un même rite fédérateur, il identifie chaque personne, l’interroge même, et ramène l’expérience monacale à cet individu. Et lorsqu’à la fin du film les cinq occupants du couvent marchent ensemble dans un même couloir, brisant le silence de leurs pas, on ne peut s’empêcher de faire attention à la dissonance de ceux-ci sur le parquet.
En retraite, pas en retrait
Au fond, en s’attardant sur les expériences des sœurs Kornelia, Hildegard, Lidwina et Walburga, accompagnées du père Pius, Silentium se voue à incarner une idée très simple, mais toujours bonne à rappeler à rebours des images d’Épinal : tout engagement dans une communauté reste une démarche essentiellement personnelle, voire solitaire, et le silence des lieux est là pour le rappeler à chacun. Nul ne prétend que cette idée est neuve : elle affleurait déjà dans un autre documentaire au sujet et au titre semblables, le très remarqué Le Grand Silence de Philip Gröning en immersion au monastère de la Grande Chartreuse. Mais cet aspect devait cohabiter avec un portrait plus généralisant, exhaustif, de la vie monastique, au sein d’un projet extensif qui, par ailleurs, pâtissait d’une recherche à peu près permanente de la belle image qui rendait son objectif un peu flou. Gröning arpentait la Grande Chartreuse retiré à la distance de l’artiste. Swobodnik, lui, intègre discrètement dans son film son implication personnelle dans le sujet : ainsi, quelques plans où la focale se fixe à mi-chemin entre la caméra et les personnes (qu’il laisse donc dans le flou par un effet de bokeh) marquent l’isolement du filmeur lui-même, lui aussi en retraite, exposé à sa propre solitude parmi les autres. De même quand, après les premières minutes du film où aucun mot n’est prononcé, une sœur travaillant dans son coin parle la première en interpellant subitement le filmeur face caméra, elle renvoie le témoin (lui, mais aussi le spectateur par ricochet) à sa propre intimité. Car l’expérience du spectateur est, elle aussi, fondamentalement personnelle.