Cinq ans après le ratage Crazy Amy, qui confirmait la baisse de régime accusée par son cinéma depuis son entrée dans l’âge adulte, Judd Apatow renoue avec l’inspiration juvénile de ses débuts. Ce regain de forme, il le doit à l’évidence à Pete Davidson, membre turbulent de la troupe de Saturday Night Live, qui coscénarise ce film largement autobiographique et interprète son personnage principal, comme lui orphelin de père : Scott Davidson périt dans l’effondrement du World Trade Center le 11 septembre 2001 ; Stan Carlin, sa version fictionnelle, dans l’incendie d’un hôtel. Deux pompiers ayant laissé derrière eux des fils tétanisés par ce sacrifice ultime auquel il est impossible de se mesurer, si ce n’est pour le tourner en dérision. The King of Staten Island s’ouvre ainsi sur une tentative de suicide moins symptomatique de pulsions autodestructrices que d’un narcissisme complaisamment entretenu à l’ombre de la mythologie familiale : lancé à toute berzingue sur l’autoroute les yeux fermés, Scott (c’est également son prénom) frôle le carambolage monstre avant de se confondre en excuses, seul au volant de sa voiture. Le film consistera pour lui à faire l’apprentissage de l’altérité, en dessillant son regard, à commencer par celui qu’il porte sur une figure paternelle dont l’héroïsme castrateur contrarie son épanouissement. Symétrique de la première, la toute dernière scène témoigne d’un éveil avant tout le résultat d’un changement de perspective sur un monde resté exactement le même mais prêt à continuer sans lui.
Au royaume des aveugles…
On reconnaîtra ici le thème du perfectionnement moral qui caractérise l’œuvre de James L. Brooks, dont l’ascendant sur Judd Apatow est décidément tenace. Encore qu’il ne s’avère concluant chez lui qu’avec un seul type de personnage : le jeune homme, ou plus exactement l’homme resté jeune, dont le puceau de 40 ans ou le stoner d’En Cloque, mode d’emploi furent les déclinaisons les plus convaincantes. Leur sortie de la régression, qui n’impliquait pas de renoncement à l’enfance, passait forcément par l’amour. Or, Scott a déjà une copine, avec laquelle il entretient une relation par intermittences, au grand désarroi de celle-ci. La rencontre décisive pour lui se fera avec un père de substitution, comme par hasard un pompier, tombé sous le charme de sa mère à la faveur d’un concours de circonstances déclenché par Scott. Reflet inversé de Stan, Ray Bishop est un quinquagénaire éminemment imparfait, mais qui a sur les morts l’insigne avantage d’être perfectible : Apatow a eu ici l’idée géniale de confier ce rôle à Bill Burr, grande gueule du stand-up américain, l’occasion pour ce Bostonien d’explorer le versant vulnérable de sa masculinité braillarde. Chauve et moustachu, colérique mais sensible, ce divorcé père de deux enfants devra, pour regagner les faveurs de Margie, faire cause commune avec cet échalas récalcitrant qui s’emploie à torpiller ses chances. Leur alliance inattendue n’est pas sans rappeler celle des Frangins malgré eux, l’une des meilleures productions Apatow, où deux incorrigibles vieux garçons échafaudaient une comédie de remariage entre leurs parents respectifs, que leurs incessantes chamailleries avaient fini par séparer.
Peut-être tient-on ici le premier Apatow dont les antihéros, plutôt que des « héritiers de la comédie », « sont les enfants sérieux du mélodrame ». Et sans égaler son maître Brooks, il puise dans la névrose œdipienne de ce millennial le soupçon de gravité qui faisait cruellement défaut à 40 ans : Mode d’emploi et à Crazy Amy, deux films gentrifiés corps et âme par leur conception étroitement programmatique de la vie adulte. Salutaire retour aux sources pour le réalisateur, natif de Queens : comme son titre l’indique, The King of Staten Island se déroule dans le borough « oublié » de la ville, que même « le New Jersey […] regarde de haut ». Rappelons qu’au début de Crazy Amy, l’héroïne fuyait à toutes jambes – et en talons aiguilles – l’île honnie où elle avait eu le malheur de se réveiller dans le lit d’un amant d’un soir, pour retourner à Manhattan et ne plus en sortir.
Éternelle adulescence
On n’attendait pas d’Apatow une telle patience ethnographique, qui s’exerce il est vrai au détriment de la fluidité du récit (le film est clairement surécrit). Sans l’idéaliser pour autant, il dresse un portrait très ressemblant de la working class locale, souvent raillée pour son conservatisme à contre-courant des mœurs progressistes de Manhattan et Brooklyn. Le microcosme des pompiers est particulièrement bien dépeint, même si c’est au prix de contorsions scénaristiques un peu voyantes, qui tranchent avec le vérisme des situations et des dialogues (il est impensable qu’une caserne héberge un civil parmi les siens, comme c’est le cas de Scott dans le dernier tiers du film). Les seconds rôles en profitent pour prendre la tête des opérations, sous la houlette de Steve Buscemi en chef de bataillon pince-sans-rire. La circulation incessante de la parole parmi les classes laborieuses qui l’entourent fait rejaillir la posture intenable de Scott, qui n’a de cesse de s’arrimer au domicile maternel tandis qu’autour de lui, tout le monde travaille ou étudie. En premier lieu les femmes, qui ne s’apitoient jamais sur leur propre sort, bien qu’éprouvées elles aussi par les sentiments de la perte (la mère de Scott) ou de l’absence (la sœur cadette, trop jeune pour se souvenir de son père). Tomei confirme à cette occasion qu’elle est bien l’actrice américaine la plus sous-estimée de sa génération, et Maud Apatow et Bel Powley forment à ses côtés un chœur excédé qui ridiculise à l’unisson les atermoiements d’un enfant gâté vautré sur son canapé.
Scott a tout de même une vocation. Tatoueur amateur, il s’exerce sur ses amis, en approchant son art comme une plaisanterie, à laquelle goûtent de moins en moins ses proches. C’est à un gamin qu’il dévoile l’étendue véritable de son talent, en lui dessinant le super-héros de ses rêves, d’un trait nettement plus maîtrisé que les gribouillis indélébiles dont il a l’habitude de couvrir les avant-bras et les épaules de ses cobayes. En dépit d’aptitudes supérieures, Scott accumule donc les brouillons. Et quand vient pour lui le moment de figurer l’unité de sa famille recomposée, il le fait d’une main à nouveau malhabile et facétieuse, en traçant une fresque grotesque à même le dos de son ex-ennemi juré : comme si la potacherie restait consubstantielle à la reconnaissance de cette nouvelle donne et que le rire ne pouvait être totalement sacrifié au fait d’assumer enfin ses responsabilités. Le Roi est mort, vive le Roi !