En 1972, à Brooklyn, un jeune homme braque une banque avec un ami pour pouvoir payer l’opération de changement de sexe de son compagnon. Le hold-up échoue, l’un des deux hommes est tué ; l’autre écope de vingt ans de prison. Trois ans plus tard, Sidney Lumet convainc Al Pacino d’interpréter ce drôle de gangster dans un chef-d’œuvre d’irrévérence, sorte de comédie tragique et naturaliste. Un après-midi de chien n’a peut-être pas été récompensé comme il le méritait (cette année-là aux Oscars, Vol au-dessus d’un nid de coucou raflait la mise), mais il est toujours temps de se rattraper.
Aux États-Unis, « un après-midi de chien » (« dog day afternoon ») est une expression consacrée, désignant les jours de canicule du mois d’août. Il fait très chaud, en effet, en cette journée comme les autres. Sidney Lumet se fend, en guise d’ouverture, de quelques plans sur New York : Manhattan, Brooklyn, les ghettos et les résidences pavillonnaires, pour montrer la façon dont chacun appréhende la chaleur étouffante… Puis le cinéaste s’arrête, presque par hasard, sur une voiture stationnant devant une banque. Les occupants de cette voiture, ce sont Sonny (Al Pacino) et Sal (John Cazale), qui s’apprêtent à commettre un hold-up. Tout a été prévu pour que ce soit fini en un quart d’heure. Mais la police est avertie et une lente descente aux enfers commence pour les deux hommes, bloqués dans la banque avec leurs otages…
La plus grande réussite de Sidney Lumet est de ne jamais franchir la frontière de l’ordinaire. Les personnages secondaires ne sont pas différents du commun des mortels, et aucun n’est « typé » (il avait d’ailleurs été demandé aux comédiens de se conduire comme ils le feraient dans la vraie vie). Sonny et Sal sont de pitoyables gangsters, qui ont à peine préparé leur plan (« c’est une lubie », commente la caissière de la banque) et s’emmêlent bêtement les pinceaux : Sonny ne parvient pas à retirer sa mitraillette du paquet cadeau dans lequel il l’avait dissimulée, puis s’aperçoit qu’il a été mal renseigné, car les coffres de la banque sont vides… Si l’histoire d’Un après-midi de chien n’a a priori rien d’extraordinaire, c’est surtout qu’elle est tirée d’un véritable braquage, commis en 1972, et auquel le scénariste Frank Pierson a cherché à être au maximum fidèle. L’action se passe quasiment en temps réel (deux heures au lieu de quatre), et la mise en scène se calque sur l’esprit du documentaire : tournage en extérieurs, utilisation du public comme figurants, absence de lumières artificielles, montage rapide et nerveux. Réalisé en 1975, Un après-midi de chien est un film à la fois ancré dans son époque et étonnamment moderne.
Si tous les personnages sont effectivement définis comme parfaitement ordinaires, le film n’en a pas moins son héros : Sonny. La caméra est quasiment exclusivement fixée sur lui, collée à ses pas et à ses brusques mouvements, puis fondant sur lui en de rapides zooms et gros plans. Sonny est un mystère pour tous : qu’est-ce qui a pu pousser cet homme sans histoires à commettre l’irréparable ? Ses maladresses dans sa façon de mener le braquage, puis son évident désir d’éviter les problèmes et d’être aimé de tous (comme saisis par le syndrome de Stockholm, les otages vont peu à peu prendre son parti) le rendent éminemment sympathique. Personne n’a réellement peur de lui : les yeux écarquillés, les policiers regardent évoluer leur drôle d’adversaire, crâneur, grande gueule mais au fond, si peu sûr de lui qu’il fait presque pitié. « I’m dying », répète plusieurs fois Sonny. Embarqué dans une histoire qu’il ne maîtrise plus, le petit malfrat révèle ses failles : de ses parents à sa femme, en passant par son « mari » transsexuel, tous se plaignent de lui, mais personne ne l’écoute. Le même schéma se reproduit d’ailleurs avec les policiers ou les médias : là où chacun voudrait du sensationnel, de l’extraordinaire, Sonny ne répond que par ses fêlures et son désespoir. La réussite du personnage tient beaucoup de l’interprétation proprement hallucinante d’Al Pacino : tout droit sorti du Parrain, qui l’avait hissé au rang de star, le comédien se fond dans Sonny comme il le faisait de Michael Corleone. Habité par son rôle, transcendé par une force intérieure qui le fait aller et venir entre agressivité rageuse et émotion pure, Al Pacino explose l’écran, livrant l’une des meilleures compositions de l’histoire du cinéma.
Un après-midi de chien se veut aussi, à différents niveaux, le reflet de son époque. Pour la première fois au cinéma, une grande star acceptait de jouer un personnage ouvertement homosexuel. Le film ne se réduit pas pour autant à une thématique « gay-friendly » – ce n’est absolument pas son sujet –, mais il est à noter que Sidney Lumet parvient à la fois à éviter le recours aux sous-entendus (obligatoire dans le cinéma hollywoodien pré-années 1960) et la basse caricature. La relation entre Sonny et Leon (parfait Chris Sarandon) est avant tout une histoire d’amour, et le fait que les protagonistes en soient deux hommes ne change rien. Jamais l’idée que Sonny ait pu braquer la banque pour payer l’opération de changement de sexe de Leon n’est présentée comme ridicule. C’est en montrant l’homosexualité de Sonny comme la chose la plus ordinaire du monde que Sidney Lumet parvient le mieux à couper l’herbe sous le pied du puritanisme.
Au fond, si le braquage d’Un après-midi de chien, et l’histoire dont le scénario est tiré sont devenus des événements extraordinaires, ce n’est pas dans leur nature même qu’il faut en chercher les raisons, mais dans la façon dont elles ont été transformées, malaxées par les médias et l’opinion publique. La gravité de l’acte commis par Sonny et Sal est progressivement montée en épingle, d’abord par les « spectateurs », qui font de Sonny un héros, l’encourageant et l’excitant contre la police (ainsi la célébrissime scène où Pacino hurle « Attica ! » à l’adresse des policiers et les force à rengainer leur arme) ; puis, par les médias, qui prennent le total contre-pied du public et stigmatisent les « déviances » de Sonny et son amoralité. En dénonçant la starification et l’exposition médiatique de l’ordinaire, Sidney Lumet pensait-il être aussi visionnaire ?
Un après-midi de chien est enfin une diatribe contre l’imbécillité crasse du système policier. Le contraste frappant entre les occupants de la banque, deux petits voyous armés d’un fusil et une dizaine d’otages, pour la plupart des femmes, et les moyens utilisés contre eux (police, FBI, forces spéciales armées jusqu’aux dents, hélicoptères), confine parfois à l’absurde. Voir ainsi ces scènes où Sonny sort de la banque, seul, et se retrouve encerclé par une centaine d’hommes, la main sur le revolver, au cas où aucun d’entre eux ne serait capable de maîtriser cet homme désarmé… L’incapacité de la police, d’abord à comprendre l’angoisse de Sonny et le danger infime qu’il représente, puis à mener à bien leur opération autrement que par le meurtre de Sal, est une démonstration parfaite de l’échec du tout répressif. En ces temps troublés où le mot « insécurité » est sur toutes les lèvres, le chef-d’œuvre de Sidney Lumet a forcément quelque chose de salutaire.