Passer à la réalisation n’est pas chose aisée pour un acteur, surtout quand celui-ci a pour prénom Clint et que sa popularité dépasse (en tout cas en 1971) son registre d’interprétation. C’est notamment grâce au soutien de son ami Don Siegel (À bout portant, Les Proies, L’Inspecteur Harry) qu’Eastwood va enfin pouvoir s’affirmer comme un acteur versatile et un réalisateur talentueux, capable de se plier aux exigences de la production. Un frisson dans la nuit marque ainsi les débuts d’un cinéaste humble et conscient de l’influence de ses deux maîtres, Sergio Leone et Don Siegel, auxquels il dédiera Impitoyable.
Lew Wasserman, patron de la firme MCA qui avait racheté Universal, donne carte blanche à Eastwood tout en considérant le projet comme un caprice de star. Outre sa résignation à ne toucher qu’un salaire minimum en tant que metteur en scène, le futur réalisateur a donc dû faire preuve d’une immense maîtrise pour que ce nouveau « rôle » soit pris au sérieux par le fameux mogul d’Hollywood. Eastwood se met alors en scène dans le rôle principal, suivant ainsi les traces d’un Laurence Olivier ou d’un John Cassavetes.
Animateur d’une radio locale sur la côte californienne, David Garver passe des disques, principalement de jazz, sans se douter que l’auditrice qui lui réclame régulièrement de jouer « Misty » sera source de dangers. Rencontrée dans un bar, Evelyn Draper (Jessica Walter) a tout d’une femme charmante à laquelle, bien sûr, David ne peut résister. Mais lorsque celle-ci s’avère schizophrène et confond aventure d’un soir avec « je t’aime », David se retrouve en plein cauchemar. Heureusement, il y a Tobie, une jeune artiste avec qui il veut renouer des liens. En plus d’être l’exact contraire d’Evelyn, Tobie harmonise la vie de David : leur relation s’épanouit dans la splendeur de la côte californienne.
De ses tournages européens avec Leone, Eastwood aura sans doute retenu l’économie de moyens et la dimension que procurent les décors naturels. De ceux avec Siegel, l’énergie, le rythme et une représentation binaire des femmes (voir pour cela Les Proies). Indépendamment de sa filiation avec les deux réalisateurs sus-cités, sa présence presque solennelle en couverture du magazine américain Jazztimes de septembre dernier ne fait que confirmer l’engouement de Clint Eastwood pour le jazz. À cette occasion, il est étonnant de découvrir que cette passion soit revendiquée dès son premier film. D’une certaine façon, elle traduit un rapport plus sensoriel qu’idéologique à l’Amérique et dépasse la notion d’hommage ou de fanatisme.
Si l’on peut associer Evelyn avec la bande-son jazzy qui innerve Un frisson dans la nuit, c’est bien parce que celle-ci se loge dans l’intime et subsiste des mouvements de l’âme. Rien que la racine du mot « jazz » avec laquelle Eastwood joue parfaitement est chargée d’érotisme. À cet effet, Eastwood réintroduit brillamment Evelyn après sa disparition momentanée. En premier lieu la relation bucolique entre Tobie et Dave atteint son zénith une fois débarrassés de la trouble-fête : ballade en forêt, acte sexuel au plus près de la nature, le tout sans dialogue, juste accompagné d’une chanson pop, « The First Time ever I saw your face ». S’ensuit directement la séquence au festival de Monterey : danse, rythme et chaleur rappellent à l’ordre. En passant d’une musique aérienne (la pop de la fin des sixties) à une autre plus terre à terre, disons sociale (le jazz et le rythm’n’blues post-Malcolm X) et en créant une rupture de ton, Clint Eastwood est parvenu à créer un immense malaise, la perte d’une innocence somme toute fantasmée. Laissons à un autre cinéaste-jazz, John Cassavetes, le soin d’émettre une dernière remarque : « Ce film n’a qu’un défaut… Il lui manque le nom d’Hitchcock. »