Tourné en 1983, Variety arrive enfin dans les salles françaises, comme la capsule temporelle d’un New York enseveli sous le verre et l’acier. Cette virée nocturne aiguillée par le désir féminin marque le passage du cinéma de Bette Gordon de l’expérimental au narratif, dans un geste qui peut être vu comme émancipateur vis-à-vis de l’avant-gardiste James Benning, dont elle fut auparavant la compagne. Mais il est aussi le fruit d’une collaboration artistique qui constituerait presque un manifeste générationnel. Coscénarisé par Kathy Acker, écrivaine punk radicale, Variety est éclairé par Tom DiCillo, le chef opérateur des premiers Jarmusch, et mis en musique par le saxophoniste John Lurie, cofondateur des Lounge Lizards. Un impeccable pedigree no wave complété par la présence, dans un second rôle, de la photographe Nan Goldin, qui préparait à l’époque la série de clichés décapants qui fera sa gloire, The Ballad of Sexual Dependency. Le film, qui n’est pas sans rappeler Simone Barbès ou la vertu de Marie-Claude Treilhou, situé dans le Pigalle by night de la même époque, a exercé au fil des années une influence discrète mais indéniable, fournissant par exemple à la série The Deuce sa matrice esthétique et sa charte territoriale.
Ancré à Times Square, lorsque ce quartier était encore le red light district de Manhattan, Variety porte le nom d’un cinéma porno, celui précisément devant lequel Travis Bickle (Robert De Niro) rencontre Iris (Jodie Foster) dans Taxi Driver, mais qui se trouvait en réalité dans l’East Village. C’est là que Christine (Sandy McLeod), jeune ingénue sans le sou, trouve un emploi de caissière et entame un récit d’apprentissage, celui de son propre désir, qui passe par une inversion des polarités traditionnelles de la séduction. Abondamment draguée dans un premier temps, elle suit bientôt à la trace, du Fulton Fish Market à Asbury Park, dans le New Jersey, un habitué qu’elle soupçonne de tremper dans des magouilles mafieuses. L’homme, ordinaire au possible et d’ailleurs peut-être sans histoires, n’est qu’un prétexte, comme le sont du reste tous ses semblables, à commencer par le boyfriend de Christine (Will Patton), devant qui elle fantasme à voix haute des scénarios érotiques dont il est absent. Ces monologues, qu’elle débite d’une même voix morne devant un inconnu indifférent en train de malmener un flipper, montrent que son désir se construit hors des représentations hétéronormées dont la 42ème rue apparaît comme le miroir déformant.
À cette imagerie pornographique, soigneusement maintenue hors champ, Gordon oppose le pouvoir d’une imagination affranchie des dispositifs et des fétiches dont se repaît la psyché masculine. Pour exister comme transgression, la parole ne suffit pas : encore faut-il se réapproprier le regard, que l’héroïne retourne contre les stalkers qui susurrent des obscénités sur son répondeur. Son voyeurisme est avant tout introspectif : c’est à un voyage intérieur que convie sa dérive noctambule dans les méandres d’un cloaque peuplé de mâles qui n’ont de relations que transactionnelles. La séance de méditation en figure l’apogée : son montage alterne des plans de la jeune femme allongée les yeux fermés et de poignées de mains échangées par Louie (Richard M. Davidson) avec divers associés plus ou moins louches. Ces images mentales ne sont pas des projections ; elles ont été glanées au gré des filatures de Christine, qui s’est transformée en apprentie détective, jusqu’à revêtir l’emblématique imperméable – à moins que ce ne soit celui de la femme fatale. Derrière les obsessions mortifères de Travis Bickle, prêt à se sacrifier pour extraire une âme des bas-fonds new-yorkais, pointent dès lors celles de « Scottie » Ferguson (James Stewart) dans Vertigo, à la différence que cette fois-ci, c’est la blonde hitchcockienne qui mène l’enquête. Et partant, c’est la tradition du film noir que Variety subvertit et féminise, en investissant les lieux de perdition traditionnellement réservés aux hommes. À condition pour la protagoniste de passer de l’autre côté du miroir et de faire sienne la pulsion scopique, instrument d’oppression qui devient dans ses yeux un moyen d’accéder à sa propre subjectivation.