Balzac dans le cinéma muet

Du 6 au 16 décembre 2018

Balzac, scénariste

Un mari jaloux emmure, dans le cabinet où elle l'a caché, l'amant de sa femme, qui lui a pourtant juré qu'il n'y avait personne : c'est Spergiura!, adapté en 1909 par Arrigo Frusta de la nouvelle « La Grande Bretèche », qui inaugure la « série d'or » des productions Ambrosio. Ce court métrage réalisé par Luigi Maggi, interprété par Mary Cleo Tarlarini, Luigi Bonnelli et l'un des grands séducteurs du moment, Alberto Capozzi, est l'un des premiers films à faire l'objet d'un catalogue-programme pour son lancement. L'année suivante, l'Ambrosio tourne une autre version, dont il ne reste que le scénario et des photos : La Stanza segreta, de Luigi Maggi (et Giuseppe Gray probablement). Quatre adaptations au moins de cette nouvelle voient donc le jour en 1909, une – sinon deux – en Italie, une en France, La Grande Bretèche d'André Calmettes, avec Véra Sergine et André Calmettes. Et deux aux États-Unis : Entombed Alive, production anonyme de Vitagraph, et, pour Biograph, The Sealed Room de D. W. Griffith, la plus théâtralisée, avec Arthur Johnson, Marion Leonard, Henry B. Walthall et, comme figurants, Mary Pickford et Mack Sennett.

Car le côté feuilletonesque et spectaculaire de La Comédie humaine, sa profondeur philosophique et son ambition de créer un genre total capable de créer l'illusion de la vie au lieu de la représenter platement, l'ont imposée aux cinéastes, qui l'adaptent d'emblée, au même titre que la Bible. D'autant plus qu'ils y trouvent un découpage pré-cinématographique. Cette belle rétrospective le montre, nouvelles mélodramatiques, grands romans réalistes et contes philosophiques font le miel du cinéma des premiers temps, en quête de scénarios et de légitimité. Entre 1906 et 1927, au moins quatre-vingt-deux adaptations ont été soit produites, soit en projet dans des studios d'Europe et d'Amérique du Nord.

Balzac, scénariste de tous les pays

Le cinéma des années 1920 puise beaucoup dans les mélodrames balzaciens. La trilogie Histoire des Treize, dont l'atmosphère sombre plaît beaucoup, est très adaptée : Ferragus de Gaston Ravel a été un événement en 1923, avec Elmire Vauthier, Stewart Rome, Lucien Dalsace et René Navarre, à la fois producteur et acteur, dont c'est la première réapparition depuis Fantômas. Inspiré par l'aspect à la fois tragique et mélodramatique de La Duchesse de Langeais, André Calmettes, qui adapte pour Pathé entre 1909 et 1911 La Grande Bretèche, Ferragus et, en collaboration avec Henri Pouctal, Le Colonel Chabert, réalise Madame de Langeais (1910), film très bref à deux personnages : la duchesse (Germaine Dermoz) et le général de Meyran (André Calmettes). Le Hongrois Paul Czinner, lui, donne le rôle-titre à son épouse Elizabeth Bergner dans Liebe (1927), long métrage dans le goût du Kammerspiel – qui dans les années 1920, désigne un jeu d'acteurs et évoque la musique de chambre (Kammermusik). Inspiré par Max Reinhardt, ce courant allemand respecte le principe des trois unités et cultive un naturalisme intimiste et social marqué par le symbolisme, l'intériorisation et le dépouillement de l'interprétation. Mais le flash-back balzacien est supprimé, et même l'enlèvement du corps d'Antoinette, remplacé par une scène finale où Armand (Hans Rehman) se recueille au couvent devant sa dépouille. En 1922, dans The Eternal Flame, Frank Lloyd soigne particulièrement le faste des décors et les costumes et multiplie les gros plans sur Norma Talmadge et Conway Tearle. La légèreté des scènes parisiennes y contraste avec l'austérité du couvent où l'on retrouve Antoinette.

Parmi les grands romans réalistes, on verra l'Eugénie Grandet du Franco-Américain Émile Chautard, particulièrement attaché à Balzac puisque ce film de 1910 avec Germaine Dermoz, Jacques Guilhène et Charles Krauss marque ses débuts de réalisateur, avant César Birotteau en 1911, avec Georges Saillard, Suzanne Goldstein et Charles Krauss. Il interprètera même le père Goriot dans Paris at Midnight (États-Unis, 1926) de E. Mason Hopper, avec Lionel Barrymore, un peu falot dans le rôle de Vautrin, et Jetta Goudal, parfaite en Delphine de Nucingen. Au programme également, Le Père Goriot de Jacques de Baroncelli (1921) avec Gabriel Signoret et Jacques Grétillat ; La Cousine Bette, long métrage scénarisé et réalisé par Max de Rieux (1927) qui met aux prises Lisbeth Fischer – la parente parasite et diabolique (Alice Tissot) – avec la famille de sa cousine Adeline Hulot (Maria Carli) et son libertin de mari (Henri Baudin), séduit par la courtisane Valérie Marneffe (Germaine Rouer). Une présentation promotionnelle en a été faite par l'auteur, qui vante en La Comédie humaine « un long scénario plein de richesses ».

De Léon Poirier à Jean Epstein

Enfin les Études philosophiques, qui mettent en scène le pouvoir mortifère des idées, stimulent l'inventivité des cinéastes. Léon Poirier transpose librement en 1920 l'intrigue de La Peau de chagrin à l'époque contemporaine sous le titre Narayana, avec Edmond Van Daële, Laurence Myrga et Marcelle Souty. La peau devient une statuette magique volée par un jeune Indien dans le temple de la déesse du bonheur Narayana. (La même année, Ernest C. Warde adapte ce roman aux États-Unis sous le titre The Dream Cheater, avec Warren Kerrigan et Alice Wilson.) Marcel L'Herbier, dans L'Homme du large (1920), crée de mystérieuses affinités visuelles entre la mer houleuse, déjà décrite en plongée par Balzac dans « Un drame au bord de la mer », et le drame humain qui en est l'écho. Dans L'Auberge rouge (1923), d'après la nouvelle policière qui inaugure le genre et le porte d'emblée à un haut degré de sophistication, Jean Epstein, à l'instar du romancier luimême, implique le spectateur dans la découverte de l'assassin du riche voyageur par des moyens purement visuels : gros plans sur les visages ravagés et mise en scène expressionniste, la tireuse de cartes devenant elle-même par surimpression l'image de la mort qu'elle prédit. Tout en exerçant sa souveraine liberté par des écarts assumés avec les textes et une grande inventivité, le cinéma muet a admirablement compris l'esprit de Balzac, restitué de façon saisissante le tragique de sa vision du monde et produit de véritables chefs-d'œuvre.

Anne-Marie Baron

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Le Giornate del Cinema Muto (Jay Weissberg et Elena Beltrami), Archives du CNC, Cineteca del Friuli, Gaumont Pathé Archives, Museo Nazionale del Cinema.

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