Marco Ferreri

Du 26 janvier au 28 février 2022

Les corps indociles

Cela commence toujours, inévitablement, par le scandale de La Grande Bouffe (1973) : les flatulences, la merde, les ripailles tragiques de quatre gentlemen qui décidaient de mourir dans une villa de l'Ouest parisien. L'innocence n'était plus de mise, alors le public de l'ère pompidolienne n'a jamais pardonné à Marco Ferreri de se voir reflété dans le portrait d'une bourgeoisie repue et désabusée. L'invective ou, au mieux, la méfiance, puis l'oubli, ont poursuivi le cinéaste. Mais Sade hurlait déjà : « On n'est pas criminel pour faire la peinture des bizarres penchants qu'inspire la nature. » Alors il est temps de revoir La Grande Bouffe comme l'un des plus grands films sur l'amitié, et de redécouvrir l'œuvre d'un maître mésestimé du cinéma mondial.

Né à Milan en 1928, Ferreri a dirigé plus de trente-cinq films en près de quarante ans de carrière. Sa manière de parler du métier, en artisan, ajoute la modestie aux nombreuses qualités d'un cinéma furieux et lucide – une forme de sédition constante face aux impostures idéologiques de son époque. Après des études de vétérinaire interrompues pour se mêler à l'effervescence du milieu intellectuel romain, il rencontre Luigi Malerba et Alberto Lattuada, dont il produit les films et qui le font débuter comme acteur occasionnel. Devenu commis voyageur, il part en Espagne au milieu des années 1950. À Madrid, il rencontre Rafael Azcona, auteur satiriste qui deviendra l'un de ses plus fidèles collaborateurs. Le compagnonnage au long cours avec le scénariste espagnol donne aux premiers films les couleurs du picaresque : El pisito (1958), romance triste sur fond de crise immobilière, et El cochecito (1960), conte cruel d'un vieillard esseulé rêvant d'une voiturette d'handicapé, le font connaître comme un chantre de l'humour noir. Ces films ouvrent la voie à un comique grinçant qui se heurte d'emblée à la censure franquiste. L'hospitalité espagnole ayant des limites, Ferreri s'empresse de retourner en Italie.

Le couple à ciel ouvert

Le cinéaste retrouve le miracle économique d'après-guerre, l'élan d'une modernité dont il ne tardera pas à souligner les failles. Le Lit conjugal (1963) s'attire les foudres de l'État italien. Le film est malgré tout présenté au Festival de Cannes, où Marina Vlady obtient le prix d'interprétation pour cette parabole terrible du désir de maternité comme norme, un film où le mariage ne peut se bâtir qu'à l'ombre du Vatican, sur les ruines de l'heureuse volupté de l'homme. Son partenaire Ugo Tognazzi incarne par la suite d'autres personnages inoubliables de l'univers ferrerien, dont le monstrueux Antonio du Mari de la femme à barbe (1964), l'impresario qui épouse une femme atteinte d'hypertrichose dont on ne sait jamais s'il l'a aimée ou exploitée comme bête de foire – le génie de Ferreri étant de suggérer que, probablement, cela revenait au même.

La rencontre avec Marcello Mastroianni, colosse à la beauté fauve, permet à son cinéma de montrer à la fois le rêve et le cauchemar de la société de consommation. Ce sera le cas notamment dans le splendide Break-up, autre film à la trajectoire tumultueuse, mutilé par son producteur, repris des années après par Ferreri avec la complicité de son acteur – ou, plus tard, du lumineux Liza (1972). Bénéficiant d'un budget confortable, Ferreri tourne Le Harem (1967), film trop peu connu, conçu comme un dispositif à la logique implacable : une femme résolument moderne tente de constituer son propre harem. L'échec de cette expérience finit par s'abattre sur elle avec le poids des constructions mentales qui creusent un abîme entre les sexes. La période d'agitation politique voit Ferreri se rapprocher de la gauche italienne, de Pasolini, qui le dirige dans Porcherie aux côtés d'Anne Wiazemsky. L'actrice française à la beauté évanescente apparaît dans La Semence de l'homme (1969), film unanimement boudé, une abstraction froide de l'apocalypse provoquée par l'irrémédiable bêtise de l'espèce humaine.

Furioso ma non troppo

Michel Piccoli, dans le chef d'œuvre absolu qu'est Dillinger est mort (1968) confirme que si jamais il y eut un cinéma de l'absurde, c'est Ferreri qui l'a porté à son sommet. L'homme est partagé entre désir et désespoir. Parfois un cri, une vision, un bord de mer permettent d'entrevoir les bords estompés de la vie dont il est privé. Alors, il faut que le désespoir dure encore un peu (L'Audience,1972), qu'il se pare de beautés terrestres (La Grande Bouffe) ou qu'il devienne un délirant happening (Touche pas à la femme blanche !, 1974). Gérard Depardieu décrit l'espace de la mélancolie du mâle moderne (La Dernière Femme, 1976), l'exportant dans les paysages américains (Rêve de singe, 1978) devenus des décors sans consistance (Conte de la folie ordinaire, 1981). La rencontre amoureuse dure le temps qu'il faut au désespoir pour avaler un homme (La Chair, 1991). De l'échec de la comédie à la radiographie de la misère affective (I Love You, 1986 ; Journal d'un vice, 1993), Ferreri n'a jamais été complaisant envers les hommes qu'il a représentés, fussent-ils les plus grands acteurs de son époque. Son cinéma signe la fin de la masculinité triomphante du fascisme, l'avènement d'une féminité nouvelle – souveraine, généreuse – qu'annoncent L'Histoire de Piera (1983) ou Le futur est femme (1984). Catherine Deneuve, Annie Girardot, Ornella Muti, Hannah Schygulla, Ingrid Thulin, ont incarné les oracles que les hommes ferreriens rêvaient, à tort, comme guérisseuses. La Maison du sourire (1991), « film de vieux » mal aimé, étend l'espoir d'une vision féminine et féministe du monde.

Ferreri a aussi fabriqué des objets composites pour la télévision (Le Banquet, Faictz ce que vouldras) ; mais son dernier film, Nitrate d'argent (1996), sorti peu après sa mort, célèbre le centenaire du cinématographe, prouvant humblement que le septième art aura été le seul rêve collectif du XXe siècle. Artiste de l'extinction du monde, amoureux des animaux, moraliste implacable, Ferreri est aussi le plus généreux des cinéastes culte. Probablement parce que la pitié le rendit plus âpre.

Gabriela Trujillo

Les films

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