Les marins pas si marrants, Jean-Pierre Léaud, les ballades dans les rues de Paris, Jean-Claude Brialy, un après-midi au cinéma, les lettres filmées, les lettres dites, un couple au lit, Macha Méril, la voix blanche de l’homme, celle chantante de la femme, un port, le tourbillon des objets, la mer.
Le cinéma de Guy Gilles, qu’on redécouvre aujourd’hui en partie (3/18) grâce à un élégant coffret DVD édité chez Lobster, entretient tant d’affinités avec la Nouvelle Vague qu’il nous parvient, dès son premier long-métrage, L’Amour à la mer, avec cette familiarité gênante des parents qu’on ne rencontre que sur le tard, surpris. On trouve chez eux un certain nombre de signes qu’on a appris à identifier, à aimer, qu’on a même intégrés, qui sont les nôtres. On les entend nous parler d’une distance infinie – l’inconnu – de cette voix étrangère qui vient pourtant du fond de nous-mêmes. On remarque ensuite que, de ces signes, Guy Gilles ne se taille pas une robe d’appartenance ; il poursuit de film en film quelque chose qui lui est propre, qui s’enfuit pourtant, comme s’enfuient ses personnages. Il y a une véritable étrangeté à voir émerger ainsi de si beaux films de nuits noires et amnésiques où sommeillent encore bon nombre de copies précieuses (on pense encore aux films de Pierre Étaix). Pas de projection depuis plusieurs années. Pas de diffusion sur les chaînes du câble. À peine quelques lignes dans les dictionnaires de cinéma. Mais où était donc passé Guy Gilles ? D’où sentions-nous battre son pouls brûlant ? Ses films ont-ils failli subir le même sort que ce quartier du Marais, méprisé puis abandonné, à deux doigts de la démolition dont parle la guide touristique devant son groupe attentif, lors du générique du Clair de Terre – troisième et dernier film du coffret ?
Les personnages masculins de Guy Gilles ont une conscience aiguë du temps qui passe. On dit ici « aiguë » comme on le dirait d’une douleur. Quelque chose les travaille qui ne leur appartient pas et qui joue leur être entier sans leur demander avis. Alors, un désir les ronge : celui de partir, d’aller voir ailleurs, toujours ailleurs, dans l’impossibilité de se fixer quelque part. Pour eux, le monde tourne dans le mauvais sens ; ils passent donc leur temps en déplacement, à compenser cette aberration. C’est surtout vrai pour les deux derniers films du coffret, Au pan coupé et Le Clair de Terre. Les personnages masculins de Guy Gilles parlent neutre, un peu comme chez Robert Bresson.
Les personnages féminins de Guy Gilles acceptent le temps tel qu’il se déroule. Elles s’y inscrivent, bien présentes, bien enrobées dans l’assurance de leur belle jeunesse. Elles voient les journées de bureau s’écouler, monotones, et marchent dans le beau vert de leur robe, heureuses du monde qui leur a donné un homme à aimer. Elles ne sont pas vraiment rongées par le désir, sinon celui d’apprendre à leurs hommes à accepter le monde tel qu’il est : c’est-à-dire à ne rien y chercher, à endurer la morne stabilité du quotidien et son éternel retour de l’identique. C’est surtout vrai pour les deux premiers films du coffret : L’Amour à la mer et Au pan coupé. Les personnages féminins de Guy Gilles parlent d’une voix chantante, un peu comme chez Jacques Demy.
L’Amour à la mer, 1963 : chronique d’un amour (entre une parisienne coquette et un marin taciturne) qui se délite par correspondance, entre Brest et Paris, au profit d’une amitié toute masculine. Au pan coupé, 1967 : souvenir du sauvetage impossible, par la jeune fille qui l’aime, d’un garçon révolté et déjà mort au monde. Le Clair de Terre, 1970 : un jeune garçon noctambule quitte Paris, part à Tunis sur les traces de ses origines, alors que meurt dans son dos le seul ange qui pouvait encore calmer sa peine.
Les jeunes hommes, chez Guy Gilles, sont confrontés à un problème de taille : l’impossibilité de vivre ici et maintenant. Tiraillés, ils se battent contre l’incomplétude du présent. Ils sont surtout rongés par cette conscience qu’à chaque instant, quelque chose leur échappe, les fuit. La politique surgit et sème quelques pistes dans ce trouble de l’« être-là » : les colonies françaises, la guerre d’Algérie, l’exil des pieds-noirs. Mais c’est d’un exil plus profond dont il est question, un exil permanent, indécrottable, qui les enveloppe comme une seconde peau. Un exil à contretemps, un déphasage général, hors du rythme du monde. Il leur faudrait pouvoir ralentir cette course du temps, l’interrompre, pour reprendre souffle ; leur grand désir, c’est l’arrêt sur image et c’est peut-être pourquoi ils s’attachent autant aux vieilles cartes postales, aux vielles photos, à toutes ces collections d’images qui ne leur appartiennent pas. Les jeunes hommes de Guy Gilles semblent prisonniers d’une de ces chansons populaires qui résonnent souvent dans ses films, une chanson qui dirait : le temps passe sans nous et nous abandonne, il court au-devant de nos vies. Ils vivent dans le fredonnement de cet air secret.
Le temps perdu, on le sait, est aussi un territoire, plus précisément une scène, souvent la scène du crime, où la victime étendue n’est autre que le drame lui-même. Ainsi, les films qui ont des comptes à régler avec la chrono-logique du présent se présentent-ils sous la forme d’une enquête. Dans Au pan coupé, Jeanne (Macha Méril) mène une enquête introspective sur la vie de Jean (Patrick Jouané) et les causes possibles de sa disparition. Dans Le Clair de Terre, Pierre entreprend une enquête pour collecter les preuves de son propre passé. L’enquête commence quand tout est joué, quand le plus gros est déjà passé, quand il ne reste plus que des traces d’un événement qu’on a peut-être fantasmé. Les jeunes héros de Guy Gilles se déclareront donc explorateurs de leurs propres vies, à la recherche d’une Atlantide, pays adolescent, continent vierge où l’on pourrait enfin rencontrer quelques mots encore en vie : la liberté, la poésie, le roman, l’enfance de l’art. Où le cinéma pourrait recommencer, en même temps que la photographie. Le XIXe siècle ?
Un bonus du premier disque nous l’apprend : Guy Gilles était aussi photographe. Un sacré photographe, hypersensible, impressionniste, foncièrement translucide. Au point qu’entre ces deux carrières, entre ces deux graphies, photo et cinéma, on serait tenté de n’apporter aucune distinction. Si une photo de Guy Gilles peut bien contenir tout son cinéma (et elles le peuvent), on ne voit pas pourquoi ses films ne pourraient pas, eux aussi et à certains moments, devenir des galeries de photos, des musées de souvenirs et de cartes postales. Nombreuses sont les séquences où la vitesse des plans s’accélère, où la coupe s’affûte et s’accompagne parfois au son du déclic de l’obturateur, où le mouvement s’éteint, où il ne reste plus à voir que de l’immobile. Quelque chose se resserre autour du mouvement – qui serait comme : le temps de la prise – et pousse l’image vers l’instant, voire vers l’instantané. Vers le photogramme, qui devient la limite ultime des films de photographes, une sorte de point G(illes) sans cesse caressé, jamais atteint. Ce bracketing imprévisible, impulsif, est toujours lié à un regard problématique, celui d’un personnage qui se déplace. La marche, le voyage sont donc les modes privilégiés de ce cinéma, mais son sens profond, son désir, c’est la collection. Souvent, les jeunes héros romantiques de Guy Gilles débarquent dans un lieu et commencent par le découper du regard : s’en suit un amoncellement d’images, comme autant de cartes postales, d’encarts, de fétiches à conserver en groupe. En grappes. En paquets. Le réel nous est rendu, d’une part, infiniment morcelé mais, d’autre part, comme déjà capturé par une image dont les bords l’oppressent sauvagement et font fuir à toute vitesse le temps qui l’habite, pour n’en garder que l’affect, c’est-à-dire le regret de ce temps qui dégouline de partout.
On trouvera donc, dans les trois films du coffret, plusieurs collections d’objets, de visages, de lieux, de lumières. On y reconnaîtra cette inquiétante danse de l’inanimé, qu’accueillaient déjà les séquences d’ouverture de Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Resnais et de Pas de printemps pour Marnie d’Alfred Hitchcock ; ces scènes caractéristiques où la matière, mise en branle par le montage, frémit, où les objets s’entrechoquent violemment et repoussent l’humain à leur périphérie. Celui-ci ne persiste plus alors qu’à l’état de traces, par sa voix qui traîne encore, off, sur la bande son. Les objets prennent le pouvoir. Ils font pression sur la scène générale, qui finit par éclater, et la morcellent en autant de petits théâtres éphémères.
Guy Gilles, cinéaste du déclic, de l’instantané ? Cela ne suffit pas. Son cinéma ne saurait se laisser résumer au seul effet photographique. Ce qui le distingue plus particulièrement, c’est la coupe, celle qui recadre légèrement, corrige le plan précédent, se déplace subtilement sur le côté et croque un espace en petites bouchées successives. Une coupe qui sonne toujours un peu comme un remords, celui d’avoir à choisir une image plutôt qu’une autre, de n’avoir pas su les sauver toutes. Le cinéaste-photographe est aussi, bien entendu, un grand monteur. Ne pas oublier qu’il réalise, à chaque prise, une sorte d’ellipse maximale, un plan déjà découpé, absolument solitaire, n’entretenant avec ceux qui l’entourent que des rapports de distance. Entre deux photos, tout un monde a eu le temps de souffler. Le photographe-cinéaste, lui, produit cette image, unique, fragile, qui concentre en elle toutes celles qui la précèdent (qui l’autorisent) et toutes celles qui la suivent (qui en héritent).
Le cinéma qui rencontre les autres arts et les laisse pénétrer son enceinte, qu’il rêve trop souvent inviolable – on dit plus poliment sa « spécificité », vieux débat – peut être raté, il n’en demeure pas moins (souvent) passionnant. D’autant plus quand il s’agit de la photographie, qui garde avec lui des rapports, non seulement de filiation mais, dirons-nous, arithmétiques. Seulement, on ne compare pas un film et une photo, incommensurables, trop étrangers, trop infiniment autres dans leurs solitudes respectives, immiscibles. Il y aura toujours, pour nous, comme pour Guy Gilles, non pas un film et une photo, mais une série de photos et une série de plans. Même pris dans la solitude de la coupe, le réel ne se saisit que dans une finitude toute sérielle, imposée par les bords du cadre, contrainte par la succession des images, l’une remplaçant l’autre, inévitablement.
Ce qui lie le plus étroitement le cinéma de Guy Gilles à la photographie est certainement moins génétique, moins arithmétique que sentimental : cette conscience commune entre les deux arts de tout ce qui échappe à la prise, de tout ce qui la fuit et qu’on ne retrouvera jamais, pour avoir privilégié une image isolée à toutes celles, contiguës, qui la soutenaient. Si bien qu’à chaque nouveau visage croisé revient cette question : que voient les personnes filmées par Guy Gilles ? On ne peut déjà plus tellement dire qu’elles nous regardent. L’immédiateté, la confiance aveugle en un présent glouton et insatiable, pas partageur, n’intéresse pas vraiment le cinéaste. Non, ces figures regardent derrière nous. Elles voient ce qui, pendant la prise, pendant le temps d’exposition est passé dans notre dos de spectateur, sous les yeux de ces êtres que nous regardons passer. Et le temps, idée primordiale chez les cinéastes impressionnistes (voire HHH), c’est toujours de la lumière. Mieux : le temps est contenu dans la lumière, celle qui continue hors du cadre, celle qui en sort.
C’est pour cette raison que les personnages de Guy Gilles ne tiennent pas en place : ils sont travaillés par ce sentiment que tout bouge dans leur dos, sans eux, que la vérité, quoi qu’il arrive, où qu’on se tienne, est toujours ailleurs, en mouvement, en fuite, que quelque chose de leur être profond leur échappe, chaque seconde un peu plus, pour n’avoir pas d’yeux derrière la tête. Éternels insatisfaits, ils se révoltent contre la plate évidence du présent, l’inacceptable condition des choses, des animaux et des hommes à être là où ils sont. Ils n’auront de cesse, dès lors, de charger leur présent d’autres temps, d’autres modalités ; en un mot : de le conjuguer. Si bien que chaque plan, soumis au double travail du temps (qui avance et qui recule), se fait toujours plus ou moins flash-back ou flash-forward.
Un dernier mot sur deux très beaux, très touchants acteurs qu’on pourra croiser au détour de ce coffret. Tout d’abord, Guy Gilles, lui-même, lumineux, lors d’une séquence de L’Amour à la mer, où, marin réserviste à Brest, il raconte son arrivée d’adolescent à Paris et clame son amour pour cette ville si grande et si dure. Il y a toujours quelque chose de profondément émouvant à voir un cinéaste franchir le pas et prendre le risque de jeter jusqu’à son corps en pâture à son propre film. Plus qu’un engagement, même physique, on y voit comme une mise à l’épreuve, souvent très dangereuse, où la silhouette de l’auteur croise celle de ses personnages, les questionne alors doublement et leur déclare très amoureusement son envie de les rejoindre. Alors que certains s’abritent confortablement derrière la mousse de leur œilleton, d’autres n’hésitent pas à franchir la ligne et, comme on le dit à propos d’une affaire louche, s’impliquent jusqu’au cou.
Dirons-nous enfin la joie de découvrir Patrick Jouané, magnifique, ange diaphane et ébouriffé, égaré à mi-chemin entre la terre et les cieux, délicat visage fixant à lui seul la transition de l’enfance à l’âge adulte, heurté pourtant, avec cette petite cicatrice au bout du nez, virgule déposant sur la portée de ses traits un court temps de suspension. C’est cela, un être suspendu. Quand on le retrouve en compagnie d’Edwige Feuillère, dans Le Clair de terre, on croit d’abord assister à ce genre de scène, typique des passes d’armes entre deux acteurs de générations différentes. Mais c’est autre chose qui passe de l’un à l’autre et de eux à nous, plus que du métier, plus qu’une filiation. Quelque chose comme une certaine trajectoire du cinéma français, vu par ses acteurs. De la grande dame au jeune débutant, le temps de grignoter une pâte d’amande dans les rues de Tunis, on prend la mesure de tous ces films qui les séparent, de tout ce vacarme d’amour et d’images qui dialogue et circule entre eux. Il y a, sous l’hommage, un véritable cas d’inscription, d’une rive à l’autre, des années 1950 aux années 1970, vingt ans de cinéma français qui se demande : « que sommes-nous devenus ? » Un pont. On entend alors murmurer le cinéaste ventriloque, sous les lèvres de Patrick Jouané : « Edwige, je te reconnais, je t’aime et je suis ton fils. »