Avec son remake de La Mouche (1986), David Cronenberg acquiert véritablement une stature cinématographique importante, lui que ses obsessions de la chair pervertie cantonnait auparavant à un public de spécialistes. Deux ans plus tard, le cinéaste radicalise son univers d’horreur clinique avec Faux-Semblants, les deux films formant un diptyque hautement symptomatique de son époque, et qui pourtant traverse sans encombre le temps.
La sortie de La Mouche annonce ainsi l’âge d’or de Cronenberg : Faux-Semblants et l’extraordinaire Festin nu, l’œuvre où la poussière pénètre l’univers maladivement propre du cinéaste, suivront, qui forment le pinacle de l’œuvre du Canadien. Le réalisateur va, par la suite, se laisser aller aux excès du ludique eXistenZ et de Crash, avant d’évoluer dans une direction où ses obsessions se parent d’une forme beaucoup plus accessible. Pourtant, ces obsessions sont déjà bien là dès la fin des années 1980 : elles ne seront jamais aussi présentes que dans Faux-Semblants.
À l’exception d’une séquence onirique, Faux-Semblants donne dans ce qu’il est d’usage d’appeler, à l’époque, « l’horreur clinique » de l’univers de Cronenberg. Frissons, La Mouche, Scanners, Chromosome 3 ou Videodrome ont déjà, à cette époque, leur place dans les références du cinéma fantastique avec des images charnelles et monstrueuses très marquantes. Faux-Semblants conserve l’univers froid du laboratoire de Seth Brundle dans La Mouche, mais tourne le dos aux manifestations graphiques de l’horreur et de la mutation. Si le réalisateur aborde de nouveau le thème de la médecine, c’est surtout le rapport entre les deux jumeaux gynécologues, Elliot, séducteur et sûr de lui et Beverly, sensible et introverti, et leur maîtresse à tous les deux, qui l’intéresse.
Le Janus incarné par Jeremy Irons, qui campe les jumeaux Mantle, Geneviève Bujold la « trifidée », le fait même que les jumeaux soient gynécologues (ce qui a considérablement compliqué les démarches de Cronenberg en pré-production : « ils ne pourraient pas être avocats, à la place ? », lui a‑t-on demandé) parlent de monstruosité. Et lorsque, enfin, cette dérangeante corruption charnelle prend corps, elle le fera dans les instruments pour mutants créés par Beverly Mantle – la chair corrompue, à présent, est d’acier chirurgical.
Il revient donc à Cronenberg lui-même de débusquer les monstres tapis sous le vernis clinquant et froid d’une esthétique eighties appuyée : tout est angles et néons, symétrie omniprésente et couleurs unies ‑le bleu de nuit des scènes érotiques répondant au rouge terrible des chirurgiens obstétriciens devenus fous. Les rapports humains répondent à la même dualité : la complémentarité symbiotique d’Elliot et Beverly Mantle, bien sûr, se pose comme son expression primaire, puisqu’il s’agit d’une extrapolation patiente et précise sur le thème du docteur Jekyll et de mister Hyde, l’opposition de l’instinct et de l’intellect. Cette dualité se ressent également dans les rapports hommes/femmes, dans l’évolution que l’on perçoit entre les jumeaux et leur maîtresse, interprétée par Geneviève Bujold (une évolution à laquelle fait écho celle, mineure et en second plan, du personnage interprété par Heidi von Palleske), le tout étant exacerbé par le choix, central, du métier de gynécologue.
Cronenberg étudie le point de rupture qui mène à la désintégration de l’individu, laissant entendre que l’équilibre, en soi, n’est pas naturel : jamais le personnage de Geneviève Bujold, dont le caractère obsessionnel s’exprime à la fois dans sa nymphomanie et dans son addiction à la drogue, ne sera mis en danger. Beverley et Elliot, en revanche, marchent sur la corde raide, voyant l’équilibre comme une composante centrale de leur être : lorsque la digue se brise, le chaos naturel et la corruption entropique s’expriment avec une force renouvelée.
Avec Faux-Semblants, David Cronenberg dissèque le yuppie des années 1980, avec une acuité terrible, sans jamais stigmatiser ses sujets, mais en dessinant avec une précision d’entomologiste prophétique l’impasse vers laquelle fonce son époque. Plus de vingt ans plus tard, Cronenberg a définitivement abandonné la nouvelle chair (le grand-guignolesque eXistenZ en ayant été le fossoyeur) pour se focaliser sur cette nouvelle obsession : le point de rupture de l’équilibre de l’individu. Jamais, pourtant, les oripeaux respectables dont se parent ses derniers films n’ont su retrouver la force de la terrifiante descente aux enfers de Faux-Semblants : le réalisateur s’est séparé du réel, de son temps. Le sujet reste toujours aussi pertinent, mais jamais il n’a été autant en adéquation avec le monde moderne qu’en 1988.