Tant de productions, pour la plupart anglo-saxonnes, sur les fondations du judaïsme et du christianisme. Si peu sur celles de l’islam. À l’aube des années 1970, le producteur Moustapha Akkad entreprit de combler cette lacune. Le résultat est en quelque sorte à son image : composant avec deux cultures, ambitieux et non dépourvu de moyens, mais tirant néanmoins son plus grand intérêt de ses contraintes. La réédition du film en coffret DVD et en Blu-Ray nous offre l’occasion d’apprécier la singularité de ce métissage.
Traversées du désert
Le Message a pour première particularité d’avoir été tourné simultanément en deux versions, aux décors et au découpage technique identiques, mais aux acteurs et à la langue différents : une en anglais destinée au public international, et une en arabe, pour éviter les problèmes de doublage entre ces deux langues. La pratique fleure bon la production « à l’ancienne », plus précisément les débuts du cinéma parlant où elle était plus courante (Fritz Lang dirigea ainsi Le Testament du Dr Mabuse simultanément en allemand et en français). Surtout, elle cadre assez bien avec la dualité de la vie et de la carrière du maître d’œuvre de ce Message, le producteur et réalisateur syro-américain Moustapha Akkad, surtout connu en Occident pour avoir fait fructifier la franchise de « slashers » Halloween suscitée par John Carpenter, et qui ne tâta de la mise en scène qu’à l’occasion de deux fresques historiques ayant pour théâtre le « monde arabe » : celle-ci, donc, en 1976, et Le Lion du désert en 1981.
Nous est donc conté ici le rassemblement des premiers musulmans autour de Mahomet, dans l’Arabie du VIIe siècle après J.C., de la diffusion du Coran jusqu’à la prise de La Mecque en passant par quelques allers-retours vers Médine. Le scénario ne triche pas trop avec la tradition, l’image et la musique se chargent d’en faire un récit épique gorgé de grands espaces, de mouvements de foule, de destinées hors du commun et de harangues charismatiques. On s’en doute, l’épopée de Mahomet n’est pas tout à fait soluble dans le classicisme hollywoodien. Jugeons par exemple de la présence féminine, à peu près réduite au personnage de Hind (Irène Papas en anglais, Mouna Wassef en arabe), l’épouse du chef idolâtre de La Mecque, maîtresse femme et farouche adversaire des musulmans, définissant la tension sexuelle du film au rapport de domination qu’elle a sur son mari, et au rapport de haine avec son antagoniste Hamza (Anthony Quinn et Abdallah Gheith), l’oncle de Mahomet. Quoi qu’il en soit, tout cela est mené avec assez de compétence et d’ampleur pour ne pas laisser filtrer l’ennui, mais, trop enchaîné à un cahier des charges technique et narratif par son producteur débutant à la mise en scène, manque forcément d’un peu de personnalité et de souffle. Si bien que les moments qui touchent le plus sont souvent ceux où toute cette machinerie s’autorise une pause pour laisser parler une dimension moins soumise à la logistique. Cela se produit notamment quand Bilal, l’esclave africain devenu le premier muezzin de l’histoire, chante du toit de la première mosquée ses appels à la prière : les imposantes notes de Maurice Jarre se taisent, la foule cesse ses bruissements, la seule musique d’une voix donne alors au film son émotion la moins contrefaite, la plus vibrante incarnation de la ferveur religieuse en lutte contre l’oppression.
Le personnage invisible
Un autre détail rend Le Message bien singulier. Toute cette chronique, ces multiples personnages, ces allers-retours à travers le désert, ces questionnements religieux s’articulent avec fluidité autour d’un personnage qui reste pourtant hors champ en permanence, dont on ne verra ni même n’entendra rigoureusement rien à l’écran — et non des moindres puisqu’il s’agit de Mahomet lui-même. Le film d’Akkad tâche en effet de respecter scrupuleusement l’interdit religieux qui exclut toute représentation du Prophète. Cette absence, dans un récit dont le classicisme exige que chaque personnage trouve un minimum d’incarnation, a des effets secondaires parfois troublants. Ainsi la parole de Mahomet est-elle exclusivement transmise par des tiers (les quelques stars à l’affiche étant presque réduits à l’état de prétextes), et ceux qui aperçoivent le personnage (sans que le spectateur puisse en faire autant, faute d’un seul plan visualisant l’objet de leur attention) donnent l’impression d’observer dans le vide : de quoi rendre la figure de Mahomet plus abstraite que son message. Mais Akkad ne s’arrête pas là : à chaque interaction entre Mahomet et son entourage, il opte pour une caméra subjective adoptant sans vergogne le point de vue du « messager de Dieu ». D’où des scènes assez étonnantes où, pour s’adresser à lui, des personnages parfois en groupe fixent la caméra et en parlant (voire en échangeant avec lui un objet !), semblent vouloir « briser le quatrième mur » ; où chaque mouvement de Mahomet se traduit par un mouvement d’appareil marquant généralement une prise d’ascendant : surplombant les interlocuteurs, s’élevant à leur hauteur, ou les embrassant d’un regard panoramique.
On peut se contenter de pointer le caractère grossier et maladroit du subterfuge, de reléguer ces bizarreries techniques et esthétiques, résultant de contraintes pour le moins arbitraires, parmi les détails loufoques qui caractérisent les nanars. Mais il est également permis de voir dans ces choix la marque d’une certaine observation, ambiguë mais pas dénuée d’intérêt, de la relation au fameux « message », à la parole sacrée — de la foi religieuse, en somme. Il peut être assez gênant de voir notre regard de spectateur aligné de force sur celui du cinéaste, lequel lui-même se substitue à celui d’un prophète jaugeant et jugeant ses contemporains, prenant l’ascendant sur eux (même l’imposant Anthony Quinn paraît étonnamment affaibli dans cette posture — troublant spectacle), nous faisant craindre d’être l’otage d’un cinéma autoritaire. Pourtant, à mieux y regarder, le point de vue adopté parvient à porter au-delà de sa propre position. En fixant — de face ou non — ces regards dirigés vers un objet-personnage jamais perceptible à l’écran, la mise en scène prosaïque saisit rien moins que le regard du croyant religieux, de celui qui a foi en l’invisible au-delà du vide physique, qui l’interroge et en attend des réponses. Si Moustapha Akkad, et c’est évident dès le titre, vise moins à livrer un biopic de Mahomet qu’une épopée autour de la doctrine qu’il propage, son film à l’arrivée donne surtout à observer les croyants eux-mêmes, à donner corps à leur foi dans ce qu’elle a de plus rebelle à la raison, pour l’adresser au spectateur et inciter celui-ci au respect vis-à-vis d’elle. On a vu des démarches moins bien intentionnées pour parler de la foi.
Post-scriptum
Si Anthony Quinn domine bel et bien les jaquettes de cette réédition en DVD et Blu-Ray, le principal bonus de celle-ci est clairement la présence des deux versions du film. Laquelle nous permet de constater que les différences entre les versions ne se limitent à la langue et aux acteurs, chacune ayant été bien préparée pour le public visé. Tandis que la version internationale se veut didactique, ouvrant l’histoire de l’islam à un public a priori peu familier, la version arabe traite cette histoire comme déjà plus ou moins connue, dont il convient simplement de narrer les détails en un récit épique et mélodramatique. Cela se perçoit dans les différences de texte des narrations off, mais pas seulement. La durée de la version arabe s’avère plus longue de 27 minutes que celle de l’internationale (chacun des deux versions a eu droit à son monteur attitré). Quoique tous les plans sans exception de l’internationale trouvent leur contrepartie dans l’arabe, cette dernière les rallonge quelque peu pour favoriser un jeu d’acteur plus emphatique. D’autre part, elle garde pour elle des scènes spécifiques densifiant quelque peu l’intrigue et sa dimension symbolique, quitte à forcer les traits : l’immoralité des idolâtres, le dévouement des monothéistes, voire une scène de supposé miracle (sur lequel le film a le bon goût de conserver le doute). Ultime petit détail contribuant à la différence de durée et signifiant la différence de rapport à un cinéma du sacré : les derniers plans présents sur les deux versions, succession d’images de lieux de cultes et de fidèles en prière. Dans la version internationale, le générique de fin (avec sa musique) se superpose sur ces images ; dans l’arabe, il ne vient qu’après, sur fond noir, les images demeurant à l’état de sobre témoignage du réel. De quoi appréhender un joli ensemble de distinctions entre deux industries cinématographiques.
Également présent sur le Blu-Ray et le troisième disque du coffret DVD : un making-of d’époque, surtout instructif sur la manière de tourner un film deux fois en même temps, qui plus est par un réalisateur débutant. L’édition DVD et elle seule comprend un bonus supplémentaire tout à fait dispensable : une insipide rétrospective des « films épiques en sandales » de l’histoire du cinéma, de Cabiria (1915) à Gladiator (2000).