En 1975, Pasolini écrit au vitriol, dans Il Corriere della Sera, des articles révoltés sur la société italienne (regroupés dans les Lettres luthériennes). En 1975, il réalise aussi Salò ou les 120 journées de Sodome, adaptation du roman de Sade, déplacé en 1944 dans la République nazi-fasciste de Salò. Dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, on fait taire Pasolini, en l’assassinant. Salò est presque terminé : Jean-Claude Biette est en train de terminer le doublage français du film (pour Pasolini, la version française devait être pour la version originale). Mais la censure s’empresse de réduire aussi Salò au silence. Carlotta propose aujourd’hui au cinéphile une nouvelle édition de ce film sulfureux, œuvre centrale du cinéma moderne. Présenté pour la première fois dans sa version intégrale et en haute définition, le film retrouve sa scandaleuse puissance visuelle. L’on ne sait plus comment louer le travail remarquable de l’éditeur Carlotta, qui propose d’excellents bonus et un livret d’accompagnement qui fait honneur à ce cinéaste exigeant qu’était Pier Paolo Pasolini.
Dante, Sade, Pasolini
Quatre « seigneurs » qui citent Baudelaire, Nietzsche (mais aussi Blanchot, Klossowski, Barthes…) ; trois élégantes raffinées (non sans vulgarité) et une pianiste virtuose ; un somptueux château du nord de l’Italie (mais si grand, si froid…), décoré de statues religieuses et de tableaux futuristes et formalistes : le dernier film de Pasolini est un huis clos où le temps passe entre contes racontés au coin du feu, banquets et noces. Ce film, c’est Salò ou les 120 journées de Sodome, la transposition cinématographique du roman de Sade dans la République nazi-fasciste de Salò, en 1944 – 45 : le sadisme était la touche manquante au joli tableau qui précède… Le film s’ouvre sur une réunion au sommet : les quatre seigneurs viennent de consigner par écrit un règlement très strict organisant dans ses moindres détails les cent vingt journées qui vont suivre, cent vingt jours de cérémonies sado-masochistes ritualisées dont ils sont les pervers metteurs en scène et les acteurs consentants. Une rafle dans la campagne qui entoure le lac de Garde leur fournit leurs victimes : huit filles et huit garçons, parfaits de corps et d’esprit, et une sorte de milice de soldats de la République. Ici se clôt « Le Vestibule de l’enfer ». Pasolini superpose en effet au récit sadien le schéma dantesque des cercles de l’enfer, qui seront au nombre de trois : « Le Cercle des passions », « Le Cercle de la merde », « Le Cercle du sang ». Car les trois élégantes s’avèrent être des maquerelles, narratrices hors pair dont les contes ne sont pas vraiment pour les enfants : ils sont là pour exciter l’imagination dégénérée de leurs seigneurs, qui filent régulièrement mettre leurs fantasmes en pratiques dans la « Salle des orgies » et en reviennent pleins de pensées philosophiques glaciales. Qu’est-ce que Salò ? Un film où les bourreaux sodomisent leurs victimes, où l’on mange de la merde aux banquets, où la polenta est remplie d’aiguilles, et qui se termine par une « solution finale » regardée avec délectation ? Oui, c’est bien ça. On est bien loin du sexe entendu comme espace de communion avec le sacré dans Théorème, du sexe libéré et libérateur de la « Trilogie de la vie »…
L’anarchie du pouvoir
Ce n’est pas sans raison que Pasolini remplace la France du XVIIIe siècle par la République de Salò : le film est dans un premier temps « une énorme métaphore sadique de ce qu’a été la “dissociation” nazi-fasciste avec ses “crimes contre l’humanité” ». Mais il est surtout une métaphore du pouvoir en général, de l’anarchie de tout pouvoir, qui n’est autre que ce que Marx, cité par Pasolini, a appelé la réification des corps, leur marchandisation par l’exploitaton, et l’annulation de la personnalité. Le sexe est un langage pour Pasolini, qui évolue à mesure que la société évolue. Dans Salò, de « plaisir contre les obligations sociales » qu’il était, il est devenu satisfaction d’une obligation sociale, la tolérance du pouvoir n’étant que la forme cachée de la répression. « Le sexe dans Salò est une représentation, ou métaphore, de cette situation, celle que nous vivons en ces années : obligation et laideur » (Pasolini).
Tout semble donc bien simple : des victimes d’un côté, des bourreaux de l’autre, la dénonciation du pouvoir à travers la représentation du sexe. À bien y réfléchir, il n’y a là rien de particulièrement provocant, dérangeant ou nouveau, sinon dans l’absence totale d’auto-censure concernant la représentation du sexe et du sado-masochisme à l’écran. Mais la violence de Salò n’est pas – enfin, pas seulement – dans la dimension hyperbolique des supplices sexuels représentés : elle est tout entière dans la circularité inattendue entre les bourreaux et les victimes. Que les bourreaux aiment à être les « victimes » de leurs perversions, soit : c’est la définition du masochisme. Que les jeunes paysans composant la milice n’aient aucun mal à s’allier aux tortionnaires de leurs camarades, soit ; que les victimes se dénoncent entre elles pour sauver leur peau, soit. Tout cela est choquant, certes, mais n’a rien de surprenant dans la représentation d’une « société » nazi-fasciste. Il y a bien plus dérangeant, et l’on ne peut qu’admirer la direction des acteurs – des victimes (tous des acteurs non professionnels) – par Pasolini : on ne s’habitue pas à leur résignation, parce qu’elle est trop proche de l’indifférence. Il est impossible de ne pas être inquiété pendant tout le film par ces visages souvent impassibles (certains craquent, bien sûr : mais pas autant qu’on le voudrait), capables même de s’illuminer – de rire !, par ces corps capables de s’endormir profondément. Pasolini n’a cessé de le répéter, Salò n’est pas que la métaphore du pouvoir fasciste, mais du pouvoir en général, de son temps : « Je laisse à tout le film une vaste marge blanche qui dilate ce pouvoir archaïque, pris comme symbole de tout le pouvoir, et rende abordable à l’imagination toutes ses formes possibles… » L’attitude des victimes s’inscrit dans cette marge blanche qui renvoie le spectateur à sa propre inconscience, à sa propre indifférence face à un pouvoir qui, pour Pasolini, manipule les êtres d’une manière différente de celle d’Hitler ou d’Himmler, mais non moins réelle.
Mise en scène du spectacle
L’impensable vient se glisser dans un écart, dans l’écart entre le représenté et la manière de le représenter : dans la mise en scène mathématique et froide de supplices excédant la rationalité, dans l’inclusion de l’a‑normal dans la normalité, dans l’inscription d’une perversité hors-norme dans un univers médiocre (au sens de moyen, neutre). Les monstres ne sont ici somme toute que de riches bourgeois s’exprimant dans un langage bureaucratique. Les images de Salò ne se donnent jamais simplement à la perception, mais toujours, dans le même mouvement, à la réflexion. Il est impossible pour le spectateur de rester passif, non pas parce que l’image serait comme une gifle, mais parce qu’elle se creuse d’un écart inquiétant entre une distanciation presque ironique de la représentation (lenteur, froideur, normalité, recul) et l’immédiateté d’un représenté jamais affronté si physiquement, si visuellement. Le film met le spectateur en crise, car l’innocence (ne pas savoir) et l’hypocrisie (faire semblant de ne pas savoir) sont criminelles : on se souvient de La Rabbia (1964) ou de La Séquence de la fleur de papier (1969). Salò lance le même défi : ouvrir les yeux, et les garder ouverts. Dès lors, la mise en scène pasolinienne, glaciale et rigoureuse, vient dénoncer celle du pouvoir, et le voyeurisme filmique renvoie à celui des bourreaux (et des victimes). Il n’est pas anodin que la « solution finale », l’apogée sadique du film, soit observée par les bourreaux à travers des jumelles, c’est-à-dire dans le confort de la distance et la jouissance du rapprochement contrôlé. Il n’est nullement question de lâcheté ici – à tour de rôle, trois seigneurs supplicient les victimes tandis que seul le quatrième observe en surplomb depuis une fenêtre du château – mais d’une mise en scène du voyeurisme spectaculaire. La confusion du point de vue du spectateur et de celui du personnage voyeur met mal à l’aise. Les jumelles sont ambivalentes : elles sont à la fois un écran et ce qui permet de voir, elles sont une médiation mais le rapprochement qu’elles permettent crée un sentiment d’immédiateté. Pasolini met en garde contre les dispositifs qui suscitent la fascination : c’est donc l’image elle-même qui est en question. Pour le cinéaste, la réflexion sur son temps – sur le néocapitalisme, sur la société de consommation, sur l’oppression – n’est pas séparable d’une interrogation sur les moyens de communication, sur la technique, car les seconds sont l’instrument des premiers : chaque film de Pasolini interroge l’histoire à travers un mouvement réflexif inquiet qui témoigne de la conscience du cinéaste que la langue qu’il utilise (ici, le cinéma) n’est pas « innocente ».
Salò glace, Salò donne la nausée, Salò est une expérience limite. Il est l’aboutissement paroxystique d’un cinéma moderne né de l’horreur des camps de concentration. Il est l’aboutissement logique de l’œuvre d’un écrivain et cinéaste qui a fait du scandale une arme contre la bonne conscience criminelle. « Nuit et Brouillard et Salò sont les deux films que devrait voir tout spectateur qui aspire à devenir citoyen » : c’est sur cette citation de Jean-Claude Biette que s’ouvre le premier bonus offert par Carlotta, un film de Amaury Voslion intitulé « Salò, d’hier à aujourd’hui ».
« Il y a un avant et un après Salò » (Bertrand Bonello)
Le DVD édité par Carlotta propose la version italienne et la version officielle française du film pour la première fois en version intégrale (on peut s’amuser à repérer la très courte scène qui avait été coupée du négatif original). Le film a fait l’objet d’un remarquable travail de restauration et est présenté dans son format d’origine 1.85 avec une piste son mono 1.0 restaurée.
Le premier bonus nous met en présence de Pasolini analysant lui-même son film, de Jean-Claude Biette évoquant le travail de doublage du film, de Ninetto Davoli qui revient sur le tournant que représente Salò après la « Trilogie de la vie ». Mais l’interview la plus intéressante est peut-être celle d’Hélène Surgère, la signora Vaccari du film, qui raconte la surprise ressentie au premier visionnage du film : le tournage avait été si détendu (il était même difficile d’empêcher les acteurs de rire) que la première projection est un choc : « comment avions-nous pu faire quelque chose d’aussi terrible sans nous en apercevoir ? » L’actrice évoque l’actualité du film : les défilés de fascistes à Bologne en 1975, applaudis par la foule (qu’elle rapproche du 21 avril en France…), les menaces qui n’ont cessé de pleuvoir sur Pasolini pendant le tournage, le vol d’une pellicule, l’assassinat, la censure, et même le festival de Paris où l’on refusa aux cinéastes italiens venus défendre le film le droit de parler. Un deuxième bonus d’Amaury Voslion, « Enfants de Salò », comporte quatre entretiens avec des cinéastes (Gaspar Noé, Claire Denis, Catherine Breillat et Bertrand Bonello) qui se souviennent de leur première expérience du film et s’expriment sur la place centrale de ce film dans l’histoire du cinéma et dans l’histoire en général : il y a un avant et un après Salò. Un troisième bonus monte sur une suite de photos de tournage inédites la bande son du tournage de la dernière séquence du film, provoquant un étrange décalage entre l’atrocité des scènes et l’atmosphère détendue du tournage. A‑t-on bien entendu un acteur réclamer : « quand aurai-je une petite scène bien méchante, moi ? », et Pasolini lui répondre facétieusement : « tu vas voir » ? S’y ajoutent une belle galerie photos et la bande-annonce d’époque. Le livret d’accompagnement prolonge le film par de nombreux textes de Pasolini (synopsis, notes sur le film, auto-interview pour le Corriere della Sera, extraits d’interviews (dont celle enregistrée par Philippe Bouvard la veille de l’assassinat)). S’y ajoutent des textes sur Sade, sur l’histoire de la République de Salò etc. Tous ces bonus abondent en making-of et photos de tournages inédites, faisant du coffret Carlotta un nouvel objet de collection.