Après la pluie vient la neige.… C’est au tour de Mathias Lavin, spécialiste notamment de Manoel de Oliveira, de se prêter au jeu de la délicieuse collection « Côté Cinéma / Motifs » de l’éditeur belge Yellow Now. Chacun de ces volumes s’appuie sur un motif particulier pour établir entre des cinéastes parfois très éloignés – dans le temps, l’espace, le style – des coïncidences que la rigueur universitaire tend habituellement à bannir par la justification précise d’un corpus argumenté. Or il est question ici d’attrait. Attrait pour un fétiche donc, objet de pur plaisir, ombre, lumière, ruine, nuages ou téléphone dans les livraisons précédentes de l’éditeur. Attrait pour certains cinéastes, certains films, certaines séquences, délesté de tout impératif visant à légitimer précisément ces choix autrement que par la subjectivité. Les scènes étudiées constituent moins des preuves que des exemples rappelés à nos souvenirs ou offerts à notre imaginaire, des possibles mis en partage résistant à toute typologie définitive.
Rédemption du motif
La collection initiée par Dominique Païni, tissée de phénomènes sensibles et d’éléments ordinaires, participe de l’écriture d’une autre histoire du cinéma, en dévoilant ses forces antérieures à la toute-puissance narrative, enterrant l’approche sémiologique. Elle se niche ainsi au cœur d’une nouvelle vague théorique ramenant l’émotion et le sensible au cœur des analyses esthétiques. Peut-être prend-elle sa source chez Siegfried Kracauer dont la Théorie du film – sous-titrée La rédemption de la réalité matérielle –, bien que publiée en 1960 aux États-Unis, a été traduite en français en 2010. Il y rapportait notamment l’extase procurée dans les premiers temps du cinéma par l’émouvante beauté du vent dans les feuilles, l’« accumulation de la poussière dans un creux » ou « le hasard d’un rayon de soleil ». Car le film enregistre et révèle la réalité matérielle pour l’organiser en cet acte qu’est voir.
Païni estimait que les réalisateurs du nuage sont des cinéastes de la pensée. L’an dernier, Corinne Maury avait élu de manière convaincante des cinéastes de la pluie – Béla Tarr, Tarkovski, Kurosawa, etc. – Au terme de sa balade en territoires enneigés, Lavin doute quant à lui de la possibilité d’identifier des cinéastes de la neige. Le format court du recueil – 94 pages – suppose un choix, une sélection écartant les films qui ne plaisent pas ou n’ont guère laissé de traces, transformant l’exercice en pur plaisir d’écriture… et de lecture. Valorisant le fragment par l’étude d’épisodes neigeux ou floconneux prélevées dans sa cinémathèque subjective, Lavin défait l’unité du film, de la filmographie du cinéaste, décentrant l’analyse d’une cohérence auteuriste. De ce montage personnel, programmation sensible allant de Bataille de boules de neige, des Lumière, en 1896, à Cœurs, d’Alain Resnais, en 2006, conviant Godard, Douglas Sirk, Kijû Yoshida ou Frank Borzage, passant sans complexe de Millenium Mambo à Amarcord, se dégage un inventaire poétique, toutefois sous-tendu par un réel projet théorique.
Météorologie du cinéma
En 1948, André Bazin se posait en ouverture d’un article intitulé « Neige sur le cinéma », mentionné par Lavin en conclusion, la question suivante : « Vous êtes-vous demandé pourquoi tant de neige sur le cinéma ? » Le critique de L’Écran français dégageait alors trois raisons à un tel engouement : la photogénie de la neige, sa dimension mouvante, qui flatte la mobilité du cinéma, sa symbolique enfin. Cette ambivalence du motif a déployé le fil conducteur du propos de Lavin en empruntant à la terminologie deleuzienne – difficile de se débarrasser pleinement des réflexes universitaires. Chaque chapitre expose une proposition : « Neige-lumière / Neige-couleurs », « Neige-écrans », « Neige-informe / Neige-mouvante », « Neige-matière », « Neige-fiction ». À travers ces étapes, la neige participe à la matière de l’image ou à la figuration du temps, sert de métaphore, vaut comme principe dynamique, joue un rôle diégétique, donne une tonalité affective. Les cinéastes en exaltent ses puissances lumineuses ou défigurantes, lui confère un pouvoir de recouvrement des corps ou des surfaces. La neige n’est jamais un simple ornement mais déploie un champ de potentialités poétiques dans sa rencontre avec la matière filmique.
Ces parties constituent autant d’interrogations sur une météorologie du cinéma plutôt que celle de la réalité empirique, portée par un travail de revalorisation de l’acte descriptif. On en retiendra, par pure subjectivité également, les belles pages sur le devenir-flocon – pour emprunter à notre tour au vocabulaire de Deleuze – de Catherine Hessling, dans La Petite marchande d’allumettes de Jean Renoir. Ou les paragraphes consacrés à l’injustement méconnu Trás-os-Montes du couple portugais António Reis et Margarida Cordeiro comme ceux sur la logique figurale des surimpressions neigeuses des Cœurs d’Alain Resnais et son obsession formaliste.