Parallèlement à la sortie de Memoria, les éditions anglophones Fireflies Press proposent de retracer la genèse du film d’Apichatpong Weerasethakul dans un beau-livre qui se révèle, page après page, être bien plus qu’un making-of.
Ce qui frappe en premier lieu dans le livre consacré à la fabrique de Memoria tient à l’hétérogénéité des fragments rassemblés : on y compte, pêle-mêle, une introduction écrite par le cinéaste, puis des dizaines de notes, de correspondances, de dessins, de croquis, de bouts de scénario, de photos de tournage, de photogrammes extraits du film et d’images en tout genre, agencés dans une série de collages dont l’organisation un brin chaotique embrasse pleinement la disparité des sources. À y regarder de plus près, le livre suit pourtant une trame chronologique assez linéaire, partant de la hantise sonore d’Apichatpong Weerasethakul qui l’a conduit à réaliser Memoria, avant de suivre la pré-production puis le tournage (l’étape du montage, sans doute la moins photogénique, manque hélas à l’appel). Si ce cheminement consiste certes à donner un minimum de continuité à un assemblage de prime abord déroutant (et à épouser le trajet du film, dont le tournage s’est opéré dans l’ordre chronologique), il n’en reste pas moins qu’aucun chapitrage ne vient clairement l’indiquer (les pages ne sont pas numérotées). Aucune note informative ne vient non plus contextualiser les documents présentés. Le livre n’a de fait rien d’un making-of qui chercherait à alimenter la mythologie du film, mais invite plutôt à en prolonger l’expérience sensible. Il s’agit ici, comme Jessica, de se mettre à la recherche d’un point d’origine (l’un des motifs imprimés sur les premières pages du livre est un cercle, à côté duquel est écrit « BANG »), dans l’espoir de mettre des images et des mots sur une bouleversante détonation, « en pleine connaissance de l’impossibilité de cette tâche ».
Memoria (le livre) nous ouvrirait en cela à la mémoire de Memoria (le film), avec tout ce qu’elle peut avoir de lacunaire, fragmentaire et insaisissable. Il faut parcourir l’ouvrage en ayant conscience qu’il éclaire quelques zones d’ombre du long-métrage (les recherches archéologiques du personnage de Jeanne Balibar, l’inspiration des formes circulaires qui ornent le vaisseau extraterrestre, etc.) autant qu’il en produit de nouvelles, parfois d’autant plus saisissantes qu’elle semblent émaner, cette fois, non pas du mystère insondable des images, mais de la vie de ses protagonistes. On comprend par exemple que la plupart des histoires que raconte Hernan à Jessica lors de leur rencontre proviennent en partie d’anecdotes personnelles des habitants de la petite ville de Pijao, où prend place la dernière partie du film. L’un des récits les plus marquants que partagent Hernan et Jessica est par exemple extrait du témoignage d’un certain Joseph, dont la vie de vagabondage est illustrée en deux belles pages dans lesquelles il exprime sa profonde mélancolie à se souvenir d’une infinité de moments, du temps qui a précédé sa naissance (où il contempla la Terre vue du ciel, avant d’être témoin de l’amour de ses parents) aux premiers instants de sa vie de nourrisson (« He remembers the patterns on the ceiling he faced as a baby. He remembers he was face down in bed… »). L’ouvrage regorge de ces petits récits parallèles, qui rappellent à quel point le cinéma de Weerasethakul, bien que porté par la fable et l’illusion, s’est en partie construit sur une méthode documentaire qui consiste à transposer à l’écran la vie même des interprètes (d’où, avant Memoria, sa volonté de faire jouer à des acteurs non-professionnels leur propre rôle).
Le lecteur est en ce sens convié à rattacher la fiction de Memoria au matériau brut dont elle provient (le réel, l’expérience vécue) tout en embrassant d’un même geste le mystère et le trouble qui émanent des informations glanées au fil de la lecture. Entre des témoignages et autres collages cryptiques, on y recueille par exemple des articles scientifiques sur le « syndrome de la tête qui explose », des textes consacrés à des pratiques ancestrales de perforation de boîtes crâniennes ou encore des chroniques qui font état du climat politique délétère de la Colombie. Se juxtaposent alors des sources textuelles et iconographiques que l’on aurait d’habitude tendance à séparer, à l’image de la manière dont Weerasethakul semble considérer la mémoire elle-même : comme une base de données ou un disque dur, dont on aurait ici ouvert quelques documents sans les hiérarchiser.
La mémoire dépliée
Au-delà de sa facture de « beau-livre » (grand format, papier épais, reliure soignée, prédominance des images), ce Memoria se révèle surtout comme un véritable ouvrage de cinéma, dans la mesure où son iconographie s’inscrit dans une approche weerasethakulienne du montage et de la mise en espace. Page après page, voire en sautant d’un bout à l’autre de l’ouvrage (le livre, par son absence de pagination, nous y invite), des fragments disparates finissent par se raccorder au fil du feuilletage, dans ce qui forme peu à peu un montage mnésique dans la lignée de L’Atlas mnémosyne d’Aby Warburg. En dépit de leurs dimensions pour le moins différentes (un immense corpus d’images pour Warburg, contre un livre de 190 pages pour Weerasethakul), ce qui a pu être dit à propos de ce dernier sied en effet très bien aux contours de cet ouvrage, qui relève aussi d’un « savoir en extensions, en relations associatives, en montages toujours renouvelés », là où l’ivresse de la lecture repose entre autres sur « l’imagination critique de celui qui s’avère capable de créer des liens et des correspondances entre les images mobilisées ». On pourrait par là considérer que le livre a retenu du cinéma de Weerasethakul son appétence pour les intervalles et les entre-deux, mais aussi sa considération composite de l’environnement. En témoignent ces double-pages où des photographies se superposent à des panoramas, comme si le paysage, urbain ou sauvage, devenait le support d’une mosaïque d’où peuvent émerger visions, rêves et souvenirs.
Bien que de nombreuses planches s’avèrent en comparaison plus anecdotiques (notamment celles où sont disposés, à gauche, des photographies de plateau et, à droite, le script de Memoria), mentionnons au moins un exemple pour évoquer ce que peut produire cette mise en page particulière. Dans l’une des double-pages consacrées à la ville de Pijao, une photographie de la rivière que l’on aperçoit à la fin de Memoria est disposée en fond. En superposition s’impriment un peu partout des extraits du journal de Weerasethakul, qui évoquent l’histoire politique sanglante de la ville en plus de quelques observations sur sa géologie particulière (les cendres volcaniques y rendent la terre très fertile). En bas à droite se trouve un plan de la ville dessiné à la main. De haut en bas de la double-page, quatre photographies retracent la rencontre avec un habitant de Pijao dévoilant, à l’équipe du film, d’anciens clichés de la bourgade sortis d’un vieux carton. Si l’on considère que ces photos, comme dans L’Atlas de Warburg, « ne peuvent être considérées comme des isolats, mais doivent être rapportées à la chaîne d’images dans laquelle elles s’inscrivent », que peut-on retenir d’un tel assemblage ? D’une part peut-être que le paysage qui borde la ville affiche sa fertilité iconographique (des images semblent sortir de terre) en même temps qu’il porte en lui la mémoire d’un passé douloureux laissé hors champ (le texte évoque, en contrepoint du magnifique panorama sur lequel il se superpose, un massacre d’ouvriers grévistes ayant eu lieu en 1929). D’autre part que les formes de l’environnement, à savoir la montagne à l’arrière-plan et le fleuve qui descend jusqu’à l’avant-plan, guident l’écoulement du temps et le sens de la lecture, la disposition chronologique des quatre photographies dans la double-page épousant la ligne tracée par la pente de la montagne puis par le cours d’eau. Sous la surface désordonnée où s’amoncellent des fragments épars se cacherait en somme une sorte d’écosystème mnésique, dans lequel la nature et les images entreraient en symbiose pour raconter, main dans la main, une histoire passée. Figurer, par la mise en page, le mouvement d’excavation qu’induit l’exploration de la mémoire : c’est là tout l’intérêt de ce bel ouvrage, qui ne se contente pas de cristalliser le trajet du film au sein d’un élégant portfolio, mais qui parvient, localement, à en prolonger sur papier le vibrant cheminement.