Lorsqu’il réalise La Chinoise en 1967, Jean-Luc Godard est proche de boucler un des cycles qui ont rythmé une existence confondue avec le fait d’être cinéaste. Et pas qu’un peu : treize longs-métrages et cinq courts depuis À bout de souffle en 1959 ! Ce film tourné avec sa nouvelle muse, Anne Wiazemsky, s’avère des plus troublants par la stupéfiante intelligence du présent dont le cinéaste fait preuve.
Film documenté/Documentaire de film
En 1967, Jean-Luc Godard, 37 ans, a rencontré une jeune femme deux fois moins âgée que lui : Anne Wiazemsky, petite-fille de François Mauriac, tout juste bachelière. Cette indigène de l’Ouest parisien entame des études de philosophie dans l’explosive université de Nanterre. Ce grand ensemble du savoir côtoie les grands ensembles d’habitations ouvrières et autres bidonvilles. On le sait, ici fermente ce qui deviendra Mai 68. Un an auparavant, agitation et contestation sont déjà constantes, animées principalement par deux groupes gauchistes : les anarchistes, dont Daniel Cohn-Bendit est déjà un des meneurs, et les marxistes-léninistes – c’est ainsi que se font appeler les pro-chinois, maoïstes rejetant le communisme soviétique, dénonçant son révisionnisme. Ce lieu et ce milieu que découvre Godard deviennent rapidement un objet de fascination : il les fréquente, accompagnant régulièrement Anne Wiazemsky à la faculté en automobile. Cet endroit périphérique, où étudiants et milieux populaires se croisent, est en quelque sorte le prolongement logique de deux films-enquêtes – que l’on désigne souvent par « veine sociologique » – que vient de signer le cinéaste, témoignant de ce goût du présent : Masculin féminin (avec cet intertitre célèbre et percutant : « les enfants de Marx et de Coca-cola ») et Deux ou trois choses que je sais d’elle. Deux films nés suite à la lecture d’articles de presse, le second plus encore, puisque le générique crédite Godard au scénario, d’après le reportage de Catherine Vimenet, « La Prostitution dans les grands ensembles ».
Pour La Chinoise, « l’enquête » incombe à Anne Wiazemsky elle-même, à qui le cinéaste demande de fournir une sorte de rapport sur la vie universitaire à Nanterre. Si elle fréquente davantage les anarchistes, Godard se penche finalement sur les maoïstes. En grand rhétoricien et dialecticien, son projet initial fut de mettre en présence et de faire dialoguer les trois « familles » gauchistes : anarchistes, pro-chinois et pro-soviétiques. Ce qui fut impossible, les uns passant aux yeux des autres pour des réactionnaires, des révisionnistes, des capitulards, des fascistes.
Ces mots de Véronique (Anne Wiazemsky) viennent clore le film : « c’est de la fiction, mais ça m’a rapproché du réel », puis elle annonce « les timides premiers pas d’une très longue marche, tout le contraire d’un grand bond en avant ». Il peut sembler saugrenu, dans un film si déconstruit, multipliant les effets de distanciation, de souligner sa dimension documentaire, sa très grande prise avec le réel. S’il ne s’agit pas encore de faire politiquement du cinéma politique, comme ce sera le cas avec le groupe Dziga Vertov, La Chinoise pousse cependant plus loin qu’auparavant l’adage selon lequel chaque film est le documentaire de son tournage ; le premier intertitre étant : « un film en train de se faire. » Lorsque sur un tableau noir de grands noms de la culture sont effacés un à un par Guillaume, il finit par n’en rester plus qu’un, au centre : Brecht. Cette distanciation brechtienne parcourt l’ensemble du métrage : le renversement du dispositif de filmage dévoilant Raoul Coutard derrière sa caméra, le rythme déjà déconstruit d’un récit entrecoupé d’entretiens parfois frontaux avec chacun des protagonistes, où l’on reconnaît hors champ, en sourdine et étouffée, la voix de Godard, en position d’interviewer.
L’une des clefs de la relation du film au réel se situe lors d’une conférence sur le thème du problème de l’information, moment dialectique de glissement sémantique, dont Godard aime user, où les frères Lumière deviennent des peintres impressionnistes, et Méliès, le chantre d’un cinéma à trucs, un peintre de la réalité par l’intermédiaire des « actualités reconstituées mais véritables » (telles que L’Affaire Dreyfus ou La Rencontre entre Falguière et le roi de Yougoslavie). Ainsi, il n’y a pas d’enregistrement objectif de la réalité, seulement une vérité qui émane d’une reconstruction subjective, dans un geste qui n’est pas sans rappeler celui de Dziga Vertov : la médiation cinématographique comme révélation du réel. On entend ainsi au cours du film la célèbre formule de Paul Klee : « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. » La grossière et risible reconstitution d’un bombardement au Vietnam, avec photographies, coloriages et jouets en plastiques, dirait autant de l’horreur des combats que le cliché d’un cadavre bien réel. En ce sens, La Chinoise est non seulement un documentaire sur son tournage, mais il s’agit aussi d’un film d’actualité sur la jeunesse.
« À quoi ça sert de tuer des gens si tu ne sais pas ce que tu feras après »
La Chinoise évoque donc une cellule pro-chinoise constituée dans un appartement bourgeois laissé libre le temps d’un été par les parents banquiers d’une amie de Véronique, étudiante en philosophie. Guillaume (Jean-Pierre Léaud) est son petit ami, un acteur qui partage avec elle cette expérience de Robinson du marxisme-léninisme. Le reste de la troupe est formé d’Henri (Michel Semeniako), un ingénieur, Yvonne (Juliet Berto), une fille de la campagne montée à Paris, et Kirilov (Lex De Bruijn), un artiste tourmenté ; soit autant de protagonistes très stéréotypés. On mène une vie très studieuse faite de discussions, d’élaboration de slogans, de conférences animées par eux-mêmes ou par des intervenants extérieurs, dont Omar Diop, étudiant noir très engagé, dans le film comme dans la réalité, à Nanterre dans l’animation militante. Le film est aussi entrecoupé de ces entretiens déjà évoqués, dans lesquels chacun expose ses motivations et sa vision de l’action militante dans cet appartement.
Au sein de la cellule se posent deux questions essentielles : la définition d’une ligne vis-à-vis des révisionnistes (les membres du PCF) – ce qui vaudra l’exclusion à Henri, favorable à une coexistence pacifique avec la bourgeoisie – et l’évolution en direction de l’action violente (l’assassinat d’un haut dignitaire soviétique de la culture). Cette dernière proposition fait l’objet d’un dialogue dans un train entre Véronique et Francis Jeanson, professeur d’Anne Wiazemsky à Nanterre, ici dans son propre rôle. Ce philosophe fut un jeune résistant pendant la seconde guerre mondiale et l’animateur d’une cellule du FLN durant la guerre d’Algérie, il est aussi l’un des piliers de la revue Les Temps modernes. Ce dispositif d’insertion de l’entretien avec un penseur au sein de l’espace filmique fut déjà mise en œuvre, notamment entre Nana et Brice Parain dans Vivre sa vie.
C’est enfoncer une porte ouverte que de déclarer que Godard annonce le soulèvement de Mai 68, ce qui est vrai, mais ce serait réduire La Chinoise au simple constat d’une fracture générationnelle déjà largement consommée et de l’odieux système d’une université française sclérosée, au bord de l’explosion. Pour qui fut en contact avec le milieu universitaire de Nanterre en 1967, ce n’est sans doute pas une immense opération intellectuelle que d’imaginer que les digues sont prêtes à rompre. Ce qui est plus intrigant et impressionnant concernant ce film et Godard lui-même – qui s’apprête pourtant à se jeter dans la bataille avec l’aventure gauchiste du groupe Dziga Vertov – c’est l’aspect extrêmement déceptif et désillusionné, mais non moqueur ou narquois, du regard posé sur ces jeunes révolutionnaires. La Chinoise porterait ainsi l’émergence de l’agitation gauchiste préalable aux événements de Mai 68, mais surtout la gueule de bois postérieure à ce mouvement. Cette désillusion gauchiste passe par les mots et les situations. Les protagonistes portent des contradictions entre leurs agissements et leur être. Yvonne, fille de la campagne un peu simplette, ne comprend guère le jargon dialecticien que l’on déclame en ce lieu ; si elle n’est pas isolée du groupe, elle se trouve parfois cantonnée à des travaux subalternes, comme faire la cuisine ou servir le thé. Cette cuisine est globalement davantage fréquentée par la gente féminine. Le soir venu, Véronique et Guillaume conversent régulièrement, confortablement installés dans des fauteuils en velours, buvant le café dans un service en porcelaine tout ce qu’il y a de plus bourgeois. Dans cet appartement, les habitus des uns et des autres ainsi que la stratigraphie sociale ressurgissent cruellement ; l’utopie égalitariste au sein de cette commune populaire miniature est des plus fragiles.
C’est toutefois le contact avec le réel et la collectivité qui semble poser le plus fortement les bases d’un échec. Dans le très beau dialogue entre Véronique et Francis Jeanson, lorsque la jeune révolutionnaire fait appel aux révolutions et actes de résistances du passé, la sentence de ce dernier, expérimenté en la matière, est sans appel : « On ne fait pas une révolution pour les autres, tu peux participer, tu ne peux pas inventer une révolution. » À l’image d’un pays, cette mouvance gauchiste voudrait s’émanciper : « Toi tu veux ton indépendance, mais vous êtes combien à la vouloir ? Je t’ai posé la question tu m’as dis deux ou trois. Quelques-uns, quand en Algérie cette lutte était portée par une volonté et une adhésion collectives. » La Chinoise expose ainsi l’un des drames du gauchisme : le fait d’être minoritaire. Le mouvement de mai 68 en fera la douloureuse expérience lors des élections de la peur de juin, se soldant par la réaction conservatrice d’une majorité silencieuse à laquelle De Gaulle a clairement fait appel. Minoritaire, mais aussi atomisé ; car bien qu’ensemble en un lieu unique, chaque membre de la cellule s’apparente lui-même à une cellule, un électron libre poursuivant différentes aspirations : un vrai théâtre socialiste pour Guillaume, l’action culturelle et l’enseignement pour Véronique, un romantisme mystique et torturé pour Kirilov… On voit se dessiner dans La Chinoise la logique sectaire et scissionniste du gauchisme, tout comme l’échec de l’action violente tentée dans les années qui suivent mai 68.
Ce constat d’échec passe également par l’isolement vis-à-vis du réel, le film introduit des stratégies de mise en espace très parlantes en ce sens. Cela tient d’abord à ce huis clos dans lequel les personnages, prétendant agir sur et dans la réalité, évoluent dans un isolement comparable à une insularité. Témoignant surtout du malaise d’une jeunesse qui va chercher ses idéaux à des milliers de kilomètres, ce communisme chinois est surtout montré tel un socialisme hors-sol, ayant peu de chance de s’enraciner en France et en Occident. C’est aussi la caméra et l’un de ses mouvements qui font office de sentence ; un travelling récurrent depuis l’extérieur – le balcon – de l’appartement, glissant le long des fenêtres et des murs. Depuis ce point de vue, on perçoit les jeunes gens qui discutent, se disputent, débattent, mais le son de la rue entre en concurrence, couvre même celui des échanges et des conférences. Dans cette mise en tension du dedans et du dehors, du théâtre de la révolution et de l’épreuve du réel, on sent bien que la réalité met à mal le discours. Lors de l’entretien avec Francis Jeanson, on retrouve cette même tension dedans/dehors. Pendant que le philosophe dévoile l’aporie du raisonnement de Véronique (« À quoi ça sert de tuer des gens si tu ne sais pas ce que tu feras après. Vous savez seulement que le système actuel vous est odieux et que vous êtes terriblement impatient d’en finir avec lui »), depuis la fenêtre du train défile le réel, un paysage banal, quelques gares du Bassin Parisien. Mais que ceux qui voudraient agir sur la réalité, y faire de « l’action culturelle », semblent loin de celle-ci, presque autant que la Chine ou le Vietnam de cet appartement.
À présent
Godard est un moderne au sens baudelairien, une modernité vécue et non autodécrétée ou satisfaite, épousant et captant l’air du temps avec une intuition prodigieuse, presque désarmante lorsqu’il s’agit de saisir ce qui est fugitif ; Antoine de Baecque le qualifie de « radar ». Il faut aussi signaler combien il n’a jamais cessé de l’être, parfois en se trompant si l’on peut dire, mais toujours en cherchant, en ouvrant des pistes fécondes. On retrouve dans La Chinoise trois axes godardiens : un art de la déconstruction de l’écriture cinématographique, l’enquête et l’expérimentation plastique, notamment, mais pas seulement, par l’usage de la couleur. Tous ces éléments ont déjà été amplement visités par Jean-Luc Godard. Le récit cinématographique en prend un coup dès ses courts-métrages (particulièrement Charlotte et son Jules en 1958), mais il est certain qu’À bout de souffle (1959 – 60) ou Les Carabiniers (1963) ont fait office de pavés dans la mare. Le portrait – individualisé ou collectif – documenté, souvent à partir d’articles de presse comme on l’a déjà signalé, esquissé dès Vivre sa vie (1962), culmine avec Masculin féminin (1965 – 66) et Deux ou trois choses que je sais d’elle (1966). Enfin, l’utilisation plasticienne de la couleur dispose déjà de jalons solides : Une femme est une femme, Le Mépris, Pierrot le fou et Made in USA, auquel La Chinoise s’apparente particulièrement. On retrouve en effet l’insertion de signes visuels et sonores sous la forme, déjà, d’un collage entre écrits, dessins, photographies, ceci dialoguant de manière évidente, sans l’imiter, avec le Pop Art et le Nouveau réalisme dont l’émergence date du début des années 1960 aux États-Unis.
Avant la hargne, le dégoût et la méchanceté dévastatrices de Week-End (1967), Godard signe avec La Chinoise, certes non sans distance sarcastique, un film marqué par une réelle tendresse envers cette jeunesse impatiente d’en découdre avec l’ordre établi. Mais, voir aujourd’hui La Chinoise occasionne une étrange collision avec Film Socialisme. Notamment pour constater que l’œuvre du cinéaste, constituée de phases très nettement observables, est aussi marquée par des constances et continuités. Avec son dernier film, Godard vient de nous transmettre, de son ermitage du bord du lac Léman, une œuvre incroyablement connectée au présent, dont le régime visuel incertain et mutant, multimédia pourrait-on dire, transforme une grande partie des films de ce début de XXIe siècle en un cinéma de vieillards.
Tout en mâchant et remâchant ce XXe siècle au cours duquel le cinéma n’a pas su éviter les catastrophes, le cinéaste demeure, en 2010, tourné vers le présent. Ce qu’il confie en mai 1967, à propos de La Chinoise, entre étrangement en résonance avec son dernier film, en particulier le second mouvement, pour lequel ces propos semblent avoir été prononcés : « J’avais l’idée de faire un film sur les étudiants, qui sont les seuls aujourd’hui avec lesquels je me sente un peu d’affinité. Je suis un vieil étudiant. C’est un film sur la politisation des étudiants et la dépolitisation de la population. » Dans Film Socialisme, les enfants se repolitisent, demandent des comptes, se présentent aux élections, se réapproprient des concepts et fondements de l’organisation en société dilapidés par ces retraités miteux de l’histoire, êtres défaits qui dérivent en Méditerranée sur ce paquebot. Le parallèle avec La Chinoise est ainsi assez saisissant. En 2010, on ne voit ni n’entend Godard dans son dernier film, mais il n’est pas difficile de lui trouver une place. Puisqu’il n’a pas pu, pas su, sans doute un peu sur ce bateau, mais avant tout auprès des jeunes gens, peut être même en eux, comme ce petit garçon blondinet qui fait figure d’alter ego du cinéaste.