Il est des démarches artistiques qu’on se doit de saluer. Philippe Grandrieux propose, à travers La Vie nouvelle (sorti en novembre 2002), un autre cinéma, totalement libéré des schémas narratifs et représentatifs, à l’esthétisme époustouflant et prolixe.
La Vie nouvelle est un film de la dérive, écorché vif, celui d’une humanité éclopée dans un chaos à peine reconnaissable. Immergé dans un paysage fantomatique post-industriel en ruine — Sofia, 2001 — dans un contexte qu’on devine de guerre, Eden Eden Eden sous-tend la vision de ce film tant Philippe Grandrieux emploie sa caméra à la manière de la littérature de Guyotat. La caméra se fait chair, protagoniste de sang, pour capter le mal moderne, et toute la cruauté des hommes qui se reconnaissent à l’instinct. Les personnages se touchent, se reniflent, coupent les cheveux et rasent les poils pour mieux soumettre. Peu de paroles, beaucoup d’injonctions à l’impératif, parfois en anglais, ou en slave, car ce n’est pas dans le dialogue, dans l’intellectualisation que le film se joue, mais dans le corps, à la merci des pulsions et des affects. Grandrieux, qui a fait ses armes par des documentaires de guerre, a appris à filmer d’abord des corps morts, aussi c’est la matière corps qui est la seule narration. Il y a la peur, sur laquelle s’ouvre le film, dévoilant des visages paysans aux regards effrayés, le désir, dans les yeux de Seymour (Zach Knighton) pour la belle Mélania (Anna Mouglalis), l’emprise, l’humiliation et la violence, tout au long du film, à chaque instant. Dans un contexte esquissé de femmes faites objet au service d’un bordel pour des clients soldats américains, les images cherchent à montrer le désespoir des sentiments : si Sombre mettait en scène des pulsions de mort, La Vie nouvelle envisage la cruauté et la déshumanisation.
Si La Vie nouvelle n’a pas pu compter sur l’appui de la critique à sa sortie en salles, en novembre 2002, pour être maintenu peut-être deux semaines, c’est que l’expérience sensitive constitue un choc esthétique majeur via le renouvellement formel de ce film complexe et foisonnant. L’atmosphère animale et déchirante est perçue à l’épaule, et la caméra/écran tremble, palpite, frémit et respire au rythme des sensations des personnages. Philippe Grandrieux promet une vue renouvelée et travaille entre le sommeil, la transe, et le fantasme : l’œil est sans repères si ce n’est la beauté des images et des personnages ; Grandrieux sait faire la part belle au noir comme John Cage au silence, et la cadence filmique, haletante, capte une souffrance vécue, et non passivement représentée. L’œuvre s’offre comme une matière organique mouvante, vibrante, dans le flou et le mouvement, comme la peau sous la douleur. Son splendide paroxysme se situe dans l’utilisation d’une caméra thermique, où seule la chaleur des corps laisse une trace lumineuse à l’écran, comme unique preuve de vie. Il y a eu, avant, Maya Deren, Bill Viola ou Chris Marker qui ont su ainsi faire vivre les corps.
Le récit, quasiment dissolu dans le montage heurté, se perd dans la partition musicale envoûtante et fourmillante des grenoblois Étant Donné, hypnotique, contre laquelle se cognent Mélania ou Seymour dans leur tentative de vivre. Souvent faite d’éléments naturels amplifiés, c’est une rumeur sourde et lointaine qui hante les images et sculpte les personnages. L’unité image-son s’approprie le spectateur entièrement et force à mêler son expérience à celle du film.. Le refus farouche d’expliciter, de démontrer et de rassurer plonge dans un enivrement éphémère et vertigineux où il n’est d’autre choix que de se raccrocher à la beauté plastique du film, à chaque photogramme. L’esthétique ahurissante du film ne cherche pas à nous montrer le monde, mais bien la manière dont nous sommes traversés par celui-ci.