Né à Belgrade, Stanislav Stanojevic réalise en 1971 un premier long métrage Le Journal d’un suicidé, qui ressort cette semaine sur les écrans. Présenté en 1972 à la « Quinzaine des réalisateurs » de Cannes et dans la sélection « Critiques » du Festival de Venise, Le Journal d’un suicidé fut acclamé par certains ; il n’enchanta pas pour autant la presse de l’époque. François Truffaut avait lu le scénario. Il l’avait aimé. L’année 2006 marque pour le réalisateur (enfin !) la vraie sortie du film.
Le Journal d’un suicidé, c’est d’abord l’étrangeté d’un titre, celui d’un film qui prétend être une comédie. Décidément non, le film de Stanislav Stanojevic n’est pas un drame : il y a bien sûr des images de mort, des photographies de l’Holocauste, des clichés d’Africains affamés, des visions de squelettes et d’êtres momifiés. Par-delà ces images d’horreur, ces reproductions de la fragilité de l’existence, Delphine Seyrig pose une question à Sami Frey, somme toute bien dérisoire : « Voulez-vous me raconter quelque chose de beau ?» Le Journal d’un suicidé, c’est aussi la diaphanéité de l’actrice dont le regard est masqué derrière de grosses lunettes noires. À la blonde candeur de Delphine Seyrig répond la noirceur corbeau des cheveux de Sami Frey balayés par le vent et dont les bras s’agitent au-dessus de l’eau, cherchant à reproduire les battements saccadés des mouettes. Ce premier long métrage de Stanislav Stanojevic, c’est, en fin de compte, l’art faisant un pied de nez à la mort, un curieux et presque monstrueux mélange de drame et de dérisoire.
« J’ai entendu des gens raconter le sujet du film d’une manière parfaitement étonnante, sinon déroutante, et en tout cas inimaginable pour moi » nous dit le cinéaste. Bien sûr, l’histoire de ce Journal est impossible à raconter. Car la première spécificité du scénario n’est pas de raconter une seule mais plusieurs histoires. Il y a du non-sens, de l’illogique, une part d’irrationnel et un peu de rêve dans ce récit d’une séduction. Le film démarre sur un flirt entre un guide touristique (Sami Frey) et une traductrice (Delphine Seyrig) en pleine croisière sur la Méditerranée. Séduire pour Sami Frey, c’est autant s’échapper du « cirque » organisé sur le bateau que tenter de découvrir ce qui se cache derrière les montures noires. Sami Frey séduira au sens propre du terme Delphine Seyrig et empruntera ces chemins qu’il ne peut emprunter dans un circuit touristique trop bien rôdé, les détours de l’imaginaire. Ce petit flirt anodin vêtu de noir et blanc se colore progressivement et alterne avec une succession d’histoires emboîtées les unes dans les autres. La luminosité grise de l’histoire initiale donne au film un parfum d’intemporalité et laisse place à une multiplicité des petits scénarios, à la prolifération de petites tranches de vie monochromes. Chaque récit se distingue par une couleur. Seuls les clichés photographiques, pris par un curieux photographe malicieusement incarné par le cinéaste lui-même, et une séquence de guerre sont en couleurs.
Ce « scénario en spirale » (selon les mots de Marie-France Pisier) fut imaginé à partir d’une nouvelle écrite par Stanislav Stanojevic. Il aura fallu attendre dix ans pour que la nouvelle devienne un scénario remarqué par François Truffaut. Où se situe la logique d’un film dont la beauté naît de l’incohérence, de ces séquences de rêves éveillés et d’hypnoses angoissées ? Derrière ces puzzles d’images, ce montage de séquences et de clichés photographiques, derrière ces jeux entre monochromie et polychromie, c’est sans doute l’ambiance sonore créée par Stanojevic qui constitue la véritable trame du film. Le cinéaste filme la séquence burlesque d’un homme (Bernard Haller) qui essaye désespérément de rire ou de reproduire le sourire d’une photographie d’un modèle ; la dimension tragique de la scène est accentuée par la création sonore composée du tic-tac du réveil et de l’eau d’un robinet qui tombe goutte à goutte. Le comique de la pantomime, le ridicule des crispations faciales sont désamorcés par l’intrusion d’une durée, celle de ce décompte du temps qui renvoie irrémédiablement le spectateur aux représentations photographiques de la mort.
À l’origine, le film devait s’appeler Hors champ, sur une proposition de Marie-France Pisier. Dans ces deux mots qui font appel à un lexique cinématographique, réside peut-être la clé d’un des nombreux mystères que transporte secrètement ce film sensible et atypique. Car le hors-champ, c’est ce qui n’entre pas dans le champ de la caméra mais qui peut-être néanmoins entendu (le son des coups qu’un homme reçoit tandis que la caméra filme les statues d’un parc, le son de la voix d’un juge qui apostrophe le visage d’une jeune anarchiste, la voix-off d’une speakerine qui commente les images télévisuelles représentant la vie d’Albert Einstein). Dans ce hors-champ sommeille cet « à‑côté », ce mouvement imperceptible que la photographie d’un touriste ou le cliché horrifique du journaliste ne saisiront jamais. Le Journal d’un suicidé procède de cette logique du décalage et du renversement de situations. En ce sens, l’étrange titre de cette « comédie » donne envie de sourire, par-delà les images de crânes et d’ossements.