En 1993, la chaîne franco-allemande Arte fait appel à plusieurs cinéastes en vue de diffuser une série de téléfilms intitulée « Tous les garçons et les filles de leur âge ». André Téchiné, séduit par l’absence relative de contraintes que lui offre ce nouveau système de commande, propose dans un premier temps un moyen-métrage d’environ soixante minutes, intitulé Le Chêne et le roseau, référence évidente à la fable de La Fontaine. Rapidement, le réalisateur tourne de nouvelles scènes et rallonge le film de trois quarts d’heure environ. Il voit son projet devenu long-métrage sortir sur les écrans en juin 1994, après une sélection remarquée en compétition officielle du Festival de Cannes de la même année et quatre prestigieux César remportés l’année suivante.
Ce succès n’est pas fortuit : plus de dix ans après sa sortie, Les Roseaux sauvages reste une œuvre phare dans le parcours du cinéaste. Au bout de vingt-cinq ans de métier, le film sonne l’aboutissement d’une œuvre encore en devenir, reprenant bon nombre de thématiques déjà exploitées dans les précédents longs-métrages d’André Téchiné : l’incommunicabilité (Hôtel des Amériques en 1981), l’initiation à l’âpreté du monde adulte (Rendez-Vous en 1984, J’embrasse pas en 1991), les dangers que peuvent représenter les groupes politiques (Les Innocents en 1987), mais surtout cette mélancolie qui prend corps dans une certaine représentation de la nature environnante (Le Lieu du crime en 1985, Ma saison préférée en 1993) et qui fera à nouveau sens dans ses derniers longs-métrages, Les Égarés (2003), Les Temps qui changent (2004) et Les Témoins (2007).
La complexité dans la structure même des Roseaux sauvages vient du fait que le réalisateur et les deux coscénaristes – Olivier Massart et Gilles Taurand – ont choisi de donner une place prépondérante au personnage, à l’individu, plutôt que de privilégier l’événement comme vecteur de dramatisation. En prenant pour point de départ le conflit algérien qui déchirait deux peuples au début des années 1960, le film aurait pu s’inscrire dans la lignée de ces films historiques dont l’objectif est d’être une reconstitution fidèle. Le projet d’André Téchiné aurait pu être aussi guidé par une tout autre volonté, celle de condamner le colonialisme français. Mais ici, la guerre est une voie par laquelle chacun des quatre adolescents va être amené à prendre conscience du carcan idéologique qui l’emprisonne. D’un événement majeur de l’Histoire de France et d’Algérie, les auteurs vont resserrer leur attention sur l’intimité du personnage. Mais cette intimité, ici, n’est jamais coupée du politique ; bien au contraire, elle est un chemin par lequel le politique acquiert davantage de complexité, de nuance et donc de force. C’est donc moins l’événement que l’individu qui constitue, dans une telle perspective, le moteur de l’histoire. Plus exactement, ce sont les individus, considérés dans la complexité de leurs relations et dans leur interdépendance, qui sont au centre des Roseaux sauvages.
Un modèle négatif : le personnage singulier
La structure des Roseaux sauvages est construite de telle manière que durant les deux premiers tiers du film, la personnalité des personnages s’affirme péniblement en marge d’un moment de l’histoire qui les dépasse, la guerre d’Algérie, qui interfère durablement dans tout processus d’appropriation de leur corps. Dès les premières scènes – le mariage arrangé du frère de Serge revenu du front dans l’espoir de ne jamais y retourner –, on comprend que cet événement historique, prégnant jusque dans le quotidien de chaque habitant de la bourgade, est une sorte de passage obligé, et que pour atteindre le personnage dans toute sa singularité, le film devra le libérer de cette problématique trop grande pour lui.
Si dès le premier plan du film, François (Gaël Morel) et Maïté (Élodie Bouchez) conversent sur un tout autre sujet que la question algérienne, Serge (Stéphane Rideau) et Mme Alvarez (Michèle Moretti), la mère de cette dernière, n’apparaissent réellement à l’écran qu’en rapport direct avec le conflit. Le premier, présenté comme le frère du marié est le témoin muet d’une tragédie annoncée : il se borne aux fonctions que la situation solennelle lui prête – sonner les cloches de l’église, passer quelques disques pour les convives – mais dès qu’il entend assouvir un désir qui le singularise – inviter Maïté à danser –, il est stoppé net, essuyant le refus de la jeune femme qui préfère rester en compagnie de François. Vivement sollicitée par le marié pour l’aider à déserter, Mme Alvarez, quant à elle, n’a pas d’autres choix que d’admettre que sa présence à la fête – et par expansion, son rôle dans le film – est avant tout justifiée par son engagement politique dans le Parti Communiste Français. Lorsqu’elle danse avec Pierre, le frère de Serge, le cadre serre Mme Alvarez au plus près, et la rapidité du mouvement de danse – le couple tourne sur lui-même jusqu’au vertige – accentue le caractère oppressant de cette situation. Une fois consciente du souhait de désertion du jeune homme, la femme peine à retrouver son souffle pour formuler une réponse fuyante dans laquelle elle nie sciemment la réalité d’un conflit qui touche à sa fin, en apparence. Son visage, à moitié obstrué par l’épaule massive de Pierre, démontre l’absence de perspective à laquelle la condamne cette demande restée frustrée. Pourtant, Mme Alvarez n’en remet pas pour autant en cause son engagement politique lorsque, dans la scène suivante, elle use de son statut de professeur de français pour contredire un nouvel élève, Henri (Frédéric Gorny), jeune pied noir, et ses opinions sur l’Algérie.
Ces deux grandes premières scènes des Roseaux sauvages – le mariage de Pierre, la confrontation entre Henri et Mme Alvarez – démontrent bien que les personnages sont prédéfinis, malgré eux pourrait-on dire, en fonction du rôle qu’il leur est attribué dans le conflit franco-algérien. Irrémédiablement engagés dans une problématique nationale qui les contraint tous à choisir un camp ou un groupe, ils sont dans l’incapacité totale de s’affirmer en tant qu’individus. Que ce soit Serge, Maïté ou Mme Alvarez, leurs rapports avec Henri sont prédéterminés par leurs opinions sur la poursuite du conflit – on ne parlait pas encore de guerre – franco-algérien.
La pression sociale de l’espace clos
Le cloisonnement des personnages n’est pas seulement idéologique et porté sur cet ailleurs qu’est l’Algérie : il se matérialise dans les multiples espaces clos à forte pression sociale au sein desquels chacun évolue.
La première scène du film est celle du mariage arrangé de Pierre qui espère ainsi ne pas retourner au front. Bien que la scène soit tournée en extérieur, André Téchiné y crée des espaces clos, naturellement prédéfinis, pour mieux souligner l’immuabilité des traditions. Lorsque Mme Alvarez décide de quitter la fête accompagnée de sa fille et de François, l’espace se trouve soudainement divisé en deux parties bien distinctes : Pierre et Serge, seuls conscients d’une tragédie inévitable – Pierre devra retourner au front – sont les spectateurs désabusés d’une mascarade, d’une mise en scène à laquelle André Téchiné prête certaines spécificités du théâtre (l’espace scénique, la frontalité des acteurs, les coulisses par lesquelles les trois invités s’échappent). L’immobilité presque surréaliste des convives donne au dernier plan une étrange résonance, comme si la joie des personnages était soudainement empreinte de fatalité, que derrière cette peinture idyllique se cachait un drame dissimulé.
L’école, lieu par excellence de la norme, pose d’abord un enjeu redoutable pour François. Comme il le reconnaît lui-même lorsqu’il se confie à Henri pendant le cours de sport, il est habité par la peur de l’échec et la réussite aux examens l’obsède. Le cadre scolaire pose donc ses exigences, et ses interdits, celui de ne pas se décevoir, comme Mme Alvarez le lui fait remarquer en lui rendant une copie trop sévèrement notée à son goût. L’exigence intellectuelle de François marque un désir, celui de se dissocier de la masse anonyme des autres élèves, d’acquérir une identité bien à lui, au risque de s’isoler. Henri, quant à lui, se pose constamment dans cet interdit en refusant de collaborer avec les professeurs. Que ce soit lors de la première scène avec Mme Alvarez ou lors de l’altercation avec le professeur remplaçant, M. Morelli (Jacques Nolot), le jeune pied-noir apparaît toujours en contre-champ pour mieux marquer son opposition et son déni de l’autorité.
Le dortoir des garçons, en contrepartie, est un lieu d’oppression au sens physique car les murs séparant les différentes chambres sont autant de matérialisations de la Loi qui s’oppose au désir. C’est dans ce lieu clos, jamais investi par la lumière du jour, que François va être amené à prendre conscience de sa part incomprise : son homosexualité. Le long couloir sombre qu’il emprunte pour rejoindre la chambre de Serge est à considérer comme le délicat cheminement par lequel le jeune homme va être amené à admettre son attirance pour les hommes. Mais le seuil de la porte qu’il est incapable de franchir est une barrière à laquelle François se heurte insidieusement, annonçant le lot de frustrations auxquelles il se soumettra par la suite.
Lorsque la mort de Pierre intervient dans le récit, la scène du cimetière, également, est appréhendée comme un nouveau lieu commun où chacun est amené à jouer un rôle défini. Plutôt que de filmer le cortège funéraire dans son ensemble, André Téchiné préfère effectuer un rapide pano pour mieux montrer les frontières existant entre chaque personnage. Chacun semble a priori jouer son rôle – le frère endeuillé, le professeur de français culpabilisé – mais pourtant, la gestuelle exagérément théâtrale de la jeune veuve vis-à-vis de Serge prouve toute la fausseté de cette situation – identique à celle du mariage – mais à laquelle chacun doit pourtant se soumettre. La réaction de Serge lorsque son frère mort est érigé en héros éclaire cette hypocrisie à laquelle ces quelques adolescents vont désormais vouloir se soustraire. Sa sortie précipitée du cimetière marque donc une première rupture.
L’échec de la figure parentale
Comme dans la plupart de ses longs-métrages, André Téchiné malmène la représentation familiale. En grande partie absente des Roseaux sauvages, la figure du père trouve néanmoins quelques timides représentants, mais généralement coupés des problématiques existentielles des quatre adolescents. L’un des premiers « pères » à se manifester est le proviseur du lycée, que l’on voit furtivement lorsque Serge est averti de la mort de son frère. Filmé de face et en plan fixe, le chef d’établissement arrive dans un silence solennel, fort d’une autorité incontestée et incontestable. Le seul bruit de ses chaussures sur le carrelage aseptisé des couloirs blancs de l’école démontre toute la rigueur, presque militaire, de cet homme dont le seul rôle se borne à introduire la mort dans le récit. À cette représentation austère de la figure paternelle succède une autre, défaillante. À la sortie du cinéma où l’on vient de projeter À travers le miroir d’Ingmar Bergman, François semble très perturbé. Décontenancé par la découverte de ses sentiments vis-à-vis des autres garçons, il est aussi agacé par la réaction de Maïté à qui il souhaitait montrer ce film depuis longtemps. Alors que cette dernière s’enthousiasme sur « la réconciliation avec le père », François la contredit aussitôt, probablement déçu de cette note optimiste. Il ajoute même que « c’est terrifiant comme perspective ». Il faut dire que l’adolescent voit son quotidien peu investi par les hommes susceptibles d’incarner une figure paternelle satisfaisante. Il y a en premier lieu son vrai père, qu’on n’aperçoit pour ainsi dire que quelques secondes dans tout le film. Dans cette courte scène, il ne fait que passer, sur son tracteur – ce qui le caractérise socialement et rappelle les origines de François – et lance un « c’est beau d’être amoureux » peu approprié à son fils et à Maïté. L’absence de perspicacité du père, tenu en hors-champ lorsqu’il prononce cette phrase, démontre bien la rupture existant entre François et son entourage proche. En dépit de tout, le jeune homme va tenter de se rapprocher de Cassagne, le marchand de chaussure du village, qui a réussi à vivre sans encombre son homosexualité dans cette petite bourgade du Lot. D’abord angoissé à l’idée de se dévoiler – il entre une première fois dans le magasin pour en ressortir aussitôt –, François finit par « confesser » ses interrogations. Sa logorrhée contraste alors avec le silence du commerçant dont le visage se reflète dans des miroirs fragmentés. L’adolescent est privé de tout échange lui permettant de se représenter une vie adulte, de se projeter dans un avenir déjà si proche et entretient un rapport à l’image qui privilégie l’imaginaire.
Pour Maïté, la figure parentale se limite essentiellement à celle de sa mère, Mme Alvarez. Figure charismatique de par son engagement politique affiché, elle fait d’abord preuve d’une détermination qui force l’admiration de ses élèves. Femme de savoir – ce qui n’est pas fortuit dans la France d’avant mai 1968 – et fidèle à ses convictions, elle est pourtant déstabilisée dès les premières scènes, essentiellement lorsque Pierre lui demande de le cacher. À la fois engagée dans une perception monolithique du conflit franco-algérien et coupée des réalités lorsqu’elle prétend que les combats ont cessé parce « l’Algérie va être indépendante », Mme Alvarez va violemment se confronter aux contradictions de ses opinions lorsqu’elle apprend la mort soudaine du frère de Serge. Culpabilisée de ne pas être intervenue en faveur du jeune soldat, la femme va peu à peu sombrer dans la dépression. À partir de là, Mme Alvarez va être marginalisée par le récit et vivre une sorte de vie parallèle en clinique psychiatrique où elle fait une cure de sommeil de plusieurs semaines. Celle qui bénéficiait au début du film d’une prestance certaine, d’une aura, est alors traitée comme une vieille femme hagarde que l’infirmière infantilise et dépersonnalise en s’adressant à elle par le biais du pronom personnel « on ». Une fois sortie de la clinique, Mme Alvarez ne réintègre pas ses fonctions et reste donc un personnage périphérique, définitivement coupé des quatre adolescents. Pour sa dernière apparition, nous la voyons déjeuner avec le professeur remplaçant, M. Morelli. Bien que la mère de Maïté soit totalement coupée des événements du lycée et que M. Morelli représente le seul lien lui permettant de se renouer avec sa vie passée, l’enseignante continue pourtant de dénigrer les convictions d’Henri car elle pense « qu’il a tort sur toute la ligne ». Le désaccord des deux professeurs sur « le cas Marielli » les isole chacun dans le cadre. Mais lorsque le professeur remplaçant lui propose de lui présenter sa jeune épouse algérienne restée dans la voiture durant tout le repas, Mme Alvarez semble dubitative, ne comprenant pas les raisons pour lesquelles la jeune femme ne s’est pas jointe à eux. Silencieuse et distante, la femme de M. Morelli écourte rapidement les présentations. Le couple s’engouffre alors dans le véhicule pour rapidement disparaître tandis que la mère de Maïté semble enfin entrapercevoir la complexité de la question algérienne. L’histoire de son pays rejoint soudainement sa propre histoire, ou comment, dans son cas, le politique touche enfin l’intime. D’abord dos caméra, Mme Alvarez se tourne vers la vallée encaissée. Un long panoramique balaie le paysage grisâtre tandis que l’adagio de Barber renvoie implicitement à la scène de danse du début du film. Cette découverte en caméra subjective d’un monde donné comme existant et sur lequel Mme Alvarez projette ses obsessions mélancoliques démontre la fonction qu’André Téchiné cherche à confier au paysage. Plus qu’un environnement, celui-ci deviendra un paysage état. À partir de cet instant, la mère de Maïté n’interviendra plus dans le récit car elle est sortie de son état de torpeur – idéologique et psychosomatique. Son parcours s’arrête sur cet éveil. Son « être-pris-dans-le-monde » est parvenu à s’en détacher pour accéder enfin à la « conscience du monde », selon la formule de Merleau-Ponty.
Le discours en question
Le contexte historique du film – la fin de la guerre d’Algérie – met en exergue la parcellisation des opinions. Tout relève presque du par cœur, de l’étiquetage, de telle sorte que le discours en vient à révéler sa totale vacuité. Les idées préconçues prennent le pas sur les choses mêmes, l’expérience. Pire : les mots, tel de simples étiquettes, prennent le pas sur les idées. « Je suis un pédé » se répète François devant la glace jusqu’à faire perdre sens à son attirance pour les hommes.
Chacun des personnages élabore donc un discours qui lui permet de se caractériser très fortement aux yeux du spectateur. Mais cette caractérisation occulte la personnalité de chacun. Ils sont trop tôt adultes, casés dans une identité sociale, constat que l’héritage familial est particulièrement prégnant dans la construction de chaque personnalité, notamment pour les personnages de Maïté, Serge et Henri. On peut alors parler d’atavisme car chacun répète, à son insu, des idées ou un comportement que les précédentes générations adoptaient déjà. Maïté, au travers de son engagement dans le Parti Communiste, en est le meilleur exemple puisque sa mère est la seule figure parentale réellement présente dans le film. En écho, Henri semble hériter de convictions que son entourage familial lui a inculquées. La distinction des discours se fait d’abord en fonction de leur rôle social. Serge, personnage clé qui révélera François à son homosexualité, est lui aussi écarté dans un premier temps. Ses origines modestes ne lui permettent pas de jouer sur le même terrain que les autres adolescents. Rejeté par François qui le considère comme « un con », Serge va néanmoins susciter doutes et interrogations ; son potentiel érotique, largement rendu par la mise en scène d’André Téchiné, va bouleverser les certitudes de François. Mais la mort soudaine de son frère oblige l’adolescent à réaffirmer son identité sociale et à arborer, lui aussi, un discours qui le distinguerait des autres. N’intervenant que très peu sur l’issue du conflit algérien dans la première partie du film, il n’a pas d’autre choix que de prendre position, notamment contre Henri qui incarne, presque malgré lui, la raison d’être de ce conflit meurtrier. Loin d’adopter le discours militant de Maïté et de Mme Alvarez, il ne vit le conflit qu’à travers la mort prématurée de son frère. Preuve de cette fatalité, il décide soudainement d’épouser la femme de son frère défunt et de reprendre la ferme de ses parents, un exemple d’affirmation de soi au détriment de soi.
S’approprier son propre corps
Fondamentale dans l’ensemble du cinéma d’André Téchiné, la notion de corps revêt, plus particulièrement dans Les Roseaux sauvages, une fonction dramatique car elle rassemble l’ensemble des désirs auxquels les différents adolescents refusent dans un premier temps de se soumettre, consciemment ou inconsciemment. Le corps constitue un pont nécessaire mais difficile à franchir entre soi et soi, entre un moi abstrait et un moi incarné, franchissement dans lequel l’autre joue incontestablement un rôle clé quoique problématique ou, selon le mot de Merleau-Ponty, « énigmatique ».
À la différence de Serge, François et Maïté ont un rapport difficile au corps, leur amitié n’étant d’ailleurs construite que sur un principe de refoulement. Ils sont ensemble pour se protéger mutuellement : François d’une prise de conscience de son homosexualité, Maïté du désir exigeant des autres hommes. Mais François sera l’un des premiers à s’affranchir, notamment lorsque le jeune homme déboutonne la chemise de Serge pour en extirper la copie de mathématiques, il vient de franchir un premier cap dans sa communication avec l’autre, même si cet autre est du même sexe que lui. L’inhibition de ses désirs est pourtant quasi permanente dans la toute première partie du film. Serge ne manque d’ailleurs pas de lui faire remarquer qu’il est sans cesse couvert de plusieurs couches de vêtements, même lorsqu’il dort. Ce à quoi François ne manque pas de répondre « mon rêve, ce serait d’être invisible ». En ce sens, Les Roseaux sauvages mettent en scène ce drame métaphysique du corps, cette transcendance de l’ego qui doit s’incarner pour échapper à un dualisme de type schizophrène. Or c’est par l’intermédiaire de l’autre, mieux, d’autrui, de cet autre-ci, qu’est possible cette appropriation phénoménologique.
Maïté va également faire l’expérience de cette douloureuse initiation. Comme elle l’explique d’abord à Serge au bord de la rivière, « les garçons ne [l]’intéressent pas ». Sous cette assurance tranquille, se dissimule pourtant une peur viscérale de l’autre sexe. Lorsque François lui confie son homosexualité lors de la fête, il libère Maïté : elle sait que le sexe n’interviendra jamais dans leur relation. Mais cette « confession » encourage la jeune femme à lui confier ses craintes. Traumatisée par l’expérience de sa mère abandonnée par son père, elle n’a pas d’autre objectif que celui de se préserver. Lorsqu’elle annonce qu’elle « ne savait pas si [elle] devait coucher avec tout le monde ou avec personne, ce qui revient au même finalement », elle trahit son incapacité à concevoir son corps féminin autrement que comme un antre de jouissance pour les hommes dominateurs. C’est entre autre pour ces raisons que Maïté évite régulièrement la compagnie de Serge. Ce mutisme corporel s’en ressent de la même manière au niveau du discours, qui lui sert moins d’instrument d’expression et d’ouverture que de moyen de défense et de rupture avec ce réel que Maïté ne maîtrise ni ne comprend.
A contrario, Serge est le reflet inversé de cette inhibition. L’aisance qui le caractérise dès la première scène de l’internat marque une première rupture thématique dans la structure scénaristique. Tandis que toutes les scènes précédentes (le mariage, la confrontation idéologique entre Henri et Mme Alvarez) se nourrissaient du conflit franco-algérien, l’apparition nocturne de Serge amorce la mise en place d’autres enjeux, notamment pour le personnage de François. En effet, si dans un premier temps, celui-ci est réfractaire à toute conversation avec son camarade de chambrée, François change rapidement de comportement. Le montage, d’ailleurs, met en valeur cette rupture. La conversation dévie alors rapidement du cadre scolaire pour se concentrer sur des préoccupations intimes, comme la première relation sexuelle avec une fille. Issu d’une famille modeste et peu instruite, Serge prouve que l’érudition n’est pas forcément synonyme de connaissance de soi. À l’aise dans son corps, il ne ressent aucune culpabilité à l’idée de fantasmer sur Maïté ou encore lors de sa première relation (homo)sexuelle avec François. Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’événement survient après que les deux adolescents ont triché pour un devoir de français. La double transgression de l’interdit se conçoit comme un échange de connaissances. Si François lui a donné la connaissance intellectuelle, Serge lui apporte la découverte d’un plaisir charnel. Sorte d’électron totalement libre, le jeune garçon est difficilement appréhensible : pas vraiment homosexuel, pas totalement hétérosexuel, ni même bisexuel, il se laisse tout simplement guider par son désir pour l’autre, débarrassé des conventions qui posent un certain nombre d’étiquettes.
Celui par qui le scandale arrive
Dès la première scène qui lui est consacrée, Henri se démarque de ses camarades de classe par le biais de son expérience. Plus âgé que tous, il est le témoin privilégié du drame qui secoue la France et l’Algérie en 1962 mais qui se borne au hors-champ tout au long des Roseaux sauvages. Cette incarnation prend un tournant lorsque Pierre vient à disparaître subitement. Serge souffre de savoir son frère disparu dans cet autre monde, tué par « n’importe qui ». Seul lien possible avec le monde des morts et la guerre d’Algérie, Henri est tenu pour responsable par le jeune homme endeuillé. Du coup, lorsque François essaie de convaincre Maïté des qualités d’Henri, celle-ci se braque aussitôt, persuadée que le jeune pied noir n’offre rien de mieux à voir que ses convictions politiques en faveur d’une Algérie colonisée. Pour François, l’arrivée d’Henri dans la bourgade va agir en révélateur de son homosexualité. Lui qui, jusqu’ici, ignorait la nature de ses désirs en se protégeant derrière son amitié avec Maïté, n’a plus d’autre choix que d’aborder de front sa sexualité. La scène du contrôle de mathématiques, l’une des premières, révèle le rôle déterminant d’Henri dans la relation qu’entretiendra François avec Serge en le révélant à la réalité de ses désirs.
Tout au long du film, Henri et Maïté représentent les deux camps du conflit franco-algérien. Réunis par l’amitié qui les lie chacun à François, ils ne se rencontrent qu’au moment de la fugue d’Henri de l’internat. Déterminé à mettre le feu au siège du Parti Communiste, le jeune homme remplit un jerricane d’essence et se dirige promptement vers ce lieu où Maïté se prépare aux épreuves du baccalauréat. Echouant dans cette tentative, il est finalement hébergé par Maïté. Dans une scène où ils sont tous deux réunis sur un lit, Henri rapproche sa main de celle de Maïté qui se retire et se lève subitement, le laissant en hors-champ. Cette scission soudaine marque l’incapacité présente de Maïté à s’affranchir de son idéologie pour accepter la réalité de ses désirs, mais aussi le trouble jeté en elle par son interlocuteur. Rejetant l’idée que le sentiment puisse intervenir dans ce rapport idéologique, la jeune femme s’effondre en larmes après avoir jeté dehors le pied noir, laissant paraître le trouble auquel lui aussi l’a révélé.
La nature, lieu d’élévation et de révélation
La longue scène finale au bord de la rivière sonne l’aboutissement attendu du parcours des quatre adolescents. La nature environnante devient ici le théâtre de l’espoir et des attentes qui portent chacun des personnages. Mais l’interdépendance entre les personnages et la nature dans cette dernière partie des Roseaux sauvages trouve sens bien loin des interprétations hédonistes et édéniques de certains critiques offusqués du choix du réalisateur de ne pas condamner sans appel le discours du pied-noir. Cette scène marque le passage d’un état (l’adolescence, la méconnaissance) à un autre (la rencontre avec le monde) et sonne la fin logique de cette parenthèse qui faisait toute la genèse du film. La scène de la baignade n’est pas un simple retour à la nature par négation de la société, et encore moins à un état de nature originaire voire biblique, parce que la nature n’est elle-même que négativement le lieu de la révélation de l’homme à lui-même. L’élément central des Roseaux sauvages, ce n’est donc ni la société ni la nature : c’est l’homme lui-même, en tant qu’individu singulier, qui a besoin – et dont ont besoin – d’autres individus singuliers. En un mot : c’est le personnage pluriel.
Dès les premières images de cette longue scène, François acquiert une responsabilité, et une assurance, dont il était jusqu’ici partiellement dépourvu. Il se démarque rapidement de ses trois autres camarades par son enthousiasme non dissimulé à se baigner en compagnie des gens qu’il aime et qu’il a réuni dans ce petit monde recomposé. Sa seule présence justifie la venue de tous les autres personnages, tous bien plus confus dans leur acceptation de leurs désirs : Maïté fuit le regard pressant de Serge et doute d’avoir le droit d’éprouver du désir pour Henri. Ces deux derniers n’ont plus aucun contact depuis qu’ils se sont battus dans les toilettes de l’internat sur la question algérienne. Maïté, auparavant indissociable de François, semble désormais démunie, totalement abandonnée à son propre sort, comme le démontre son absence répétée des premiers plans de cette scène où son ami affiche en contrepartie une présence permanente. Lorsqu’elle crie pour le faire venir à elle, la jeune femme se cache derrière sa robe, refusant d’abandonner ce bout de tissus qui la protégeait de tout rapport avec les autres garçons.
En proposant un mouvement qui nous fait basculer – tout au long du film – du collectif à l’individuel, le réalisateur pose, avec beaucoup d’acuité, la question de la connaissance du monde à travers la connaissance de soi. La mise en scène et le montage vont bien évidemment dans ce sens, notamment dans cette scène où, après cette conversation qui clarifie leurs rapports, Serge et François s’éloignent, dos caméra, vers un ailleurs que nous ne connaîtrons pas. Par contre, pour le personnage de Maïté, cette expérience va agir en révélateur. Une fois François parti rejoindre Serge – et plus métaphoriquement vivre tous ses désirs –, la jeune femme est au point mort. Un insert nous la montre en plan large assise sur un tronc d’arbre. Elle regarde nonchalamment sa jambe – et par expansion ce corps dont elle ne sait que faire – mais ignore la beauté du lieu – du monde – qui se déploie tout autour d’elle. Pourtant, insidieusement, l’objet du délit, son désir pour Henri, refait surface. Le jeune homme s’avance sans bruit dans les branchages qui entourent Maïté. A la différence des précédentes scènes qui réunissaient Serge et François, celle-ci révèle une tension dramatique plus forte car aucun geste, aucune parole n’a pu débarrasser les deux protagonistes du caractère illicite de ce désir.
Lorsque Henri s’approche, il rompt le silence en expliquant les raisons pour lesquelles il n’a finalement pas pris le train après sa fugue de l’internat. Maïté pose son doigt sur sa bouche : au langage verbal s’est donc substitué un langage corporel : la jeune femme invite explicitement son camarade à l’étreindre en s’allongeant, nue, sur le sol du rivage. En contrechamp, ce dernier s’avance lentement, sans un bruit, passant les branchages qui le séparent encore de sa proie. La jeune femme est assise, recroquevillée contre un arbre. Sa position trahit une certaine vulnérabilité mais elle révèle aussi le choix de Maïté d’abandonner – en cet instant – ce qui la caractérisait exclusivement jusqu’ici : son discours politique. Cet apprentissage se fait, comme pour la majeure partie des personnages de l’univers du cinéaste, dans une certaine douleur. « Me fais pas mal » est la seule phrase que la jeune femme dit à son amant alors qu’il s’approche doucement de son sexe. Si par un jeu de champ et de hors-champ, André Téchiné scinde le corps de Maïté en deux (le visage dans le champ, le reste du corps en hors-champ), c’est qu’il lui est important de concentrer l’attention du spectateur sur le regard de la jeune fille (champ) qui réagit aux caresses d’Henri sur son corps (hors champ). Pour la première fois, la jeune femme parvient à penser son corps, à confondre le matériel et le spirituel.
Un regard tourné vers l’avenir
Comme dans l’ensemble des œuvres d’André Téchiné, le temps fictionnel est un mouvement d’accompagnement ponctuel des personnages. En amont du film, chacun d’entre eux s’est forgé une histoire et une expérience qui vont justifier sinon déterminer leurs choix ultérieurs. Mais l’achèvement du film n’en induit pas pour autant la fin de leur parcours, bien au contraire. L’heure cinquante que durent Les Roseaux sauvages est celle d’un passage d’un état – où l’inconscient et l’incompréhension du monde dominent – à un autre – de nouvelles et de meilleures armes sont désormais prises en considération dans une tentative d’accession au bonheur. Si tout un ensemble d’événements – historiques, notamment – semblent interférer dès le début de l’œuvre, le principal vecteur fictionnel reste le personnage qui, s’il ne peut bouleverser le cours de l’Histoire, modifie considérablement sa perception du monde.
Alors qu’ils s’apprêtent à partir, Serge et François sont interpellés par le cri de Maïté, appelant François, qui semble nous parvenir d’un autre monde (en hors-champ), d’un espace très intime où la jeune femme a courageusement posé un regard lucide. Le visage de Maïté, filmé de profil en gros plan, devient le réceptacle de toute la tension dramatique de l’œuvre. Nous pouvons parler de visage-écran puisque le spectateur peut y relire tout ce à quoi il vient d’assister deux heures durant : l’abandon, l’angoisse liée au désir, ou encore la douloureuse remise en cause d’une étique. La jeune femme s’arrête devant François, filmé de dos. Tremblante, elle prend la tête de son ami dans ses mains puis couvre son visage de baisers et de larmes. La douloureuse initiation au monde adulte à laquelle se sont prêtés les deux adolescents trouve son point de convergence en cet instant d’intense intimité, de dénuement le plus complet. Chaque parcelle du visage de Maïté filmé en gros plan devient source de tension dramatique. Cette scène marque la fin du parcours de ces deux personnages qui ont rencontré, en cet instant, leur absolu, c’est-à-dire tout à la fois l’accomplissement de leur apprentissage et l’ouverture à la totalité des possibles.