Adapter L’Événement d’Annie Ernaux n’avait rien d’une tâche aisée. Comment transposer au cinéma un roman écrit à la première personne ? La fidélité à la lettre chère à François Truffaut aurait supposé la présence intrusive d’une voix-off, dispositif de plus en plus rare dans le champ du cinéma d’auteur, peut-être parce qu’il est désormais associé de manière privilégiée à la comédie populaire. L’option choisie par Audrey Diwan, réalisatrice d’un premier long-métrage passé relativement inaperçu (Mais vous êtes fous !, en 2019) et coscénariste du controversé Bac Nord, est donc celle d’un behaviorisme supposément cinématographique, mais qui sacrifie nécessairement l’une des forces principales du roman : la voix sans cesse en questionnement de sa narratrice-autrice, qui vient colorer la description clinique des faits racontés de ses impressions rétrospectives. La structure lâche du roman, nourrie de fragments des journaux de l’autrice, est fidèle aux hasards de la vie et aux aléas de la mémoire ; le scénario qu’en tire Audrey Diwan s’efforce de tout séquencer en retranchant ce qui fait désordre et en ajoutant des éléments « structurants » pour dramatiser l’ensemble. Le récit s’en retrouve réduit à la chaîne logique, presque inéluctable, des problèmes auxquels l’héroïne se retrouve confrontée lorsqu’elle subit une grossesse non désirée, à une époque où l’avortement est proscrit ; enjeu d’autant plus fort que, pour elle, devenir fille-mère signerait l’arrêt de l’émancipation sociale promise par les études. Le prologue contemporain où la narratrice est ramenée à cet événement de sa jeunesse au moment où elle doit passer un test VIH, ou l’ancrage géographique du roman à Rouen, sont soigneusement mis de côté. En revanche, le médecin du livre se retrouve dédoublé (il y a le gentil et le méchant médecin, c’est plus clair), on ajoute deux amies (une qui la soutient, l’autre qui l’abandonne), deux harpies béni-oui-oui qui harcèlent l’héroïne dévergondée (dont une qui finalement lui sauvera la vie), un professeur joué par Pio Marmaï présent pour rappeler la menace que fait peser cette grossesse encombrante sur l’avenir de l’héroïne, etc. On ajoute aussi des rebondissements inutiles pour générer artificiellement du suspense : par exemple, l’héroïne du film cache sa situation au père de l’enfant. Tous ces personnages secondaires et sous-récits totalement inventés ou à peine mentionnés dans le roman, développés sans l’être vraiment, n’ont pas d’autre fonction que de servir de rouages à la narration : il faut créer du conflit, expliciter les enjeux, et rendre l’héroïne active. Tout est fonctionnel, terriblement mécanique et cousu de fil blanc.
L’Événement ne convainc pas beaucoup plus sur le plan de la reconstitution historique. Les dialogues sont rédigés dans cette langue neutre et informative de scénario de commission, que les comédiens s’approprient autant que possible avec ce débit rapide, cette manière de marmonner et de hacher les mots qui passe peut-être aujourd’hui pour du naturel, mais qui semble complètement anachronique pour une fiction se déroulant dans les années 1960. Cette impression de décalage est du reste renforcée par le choix de l’actrice principale, Anamaria Vartolomei, dont les traits durs, l’intensité des regards et le jeu sec et hargneux, eux aussi résolument contemporains, font volontiers songer à Adèle Haenel. L’élaboration de son personnage que l’on fait tout pour placer dans une position « active », donc, s’inscrit du reste dans la droite lignée de ceux qui ont fait la renommée de l’actrice des Combattants. « Anne est un soldat », aurait répété la réalisatrice à son actrice pendant le tournage ; or l’Annie du roman est infiniment plus complexe que ce bloc de marbre inflexible et obstiné. Il est certes appréciable qu’elle ne soit pas dépeinte comme une victime, mais on ne peut s’empêcher de penser que ces personnages de « femmes en armure » sont sur le point de devenir un stéréotype aussi convenu que les saintes et les séductrices d’autrefois. Là encore, l’adaptation n’était pas aisée : Audrey Diwan aurait-elle joué davantage la carte rétro, on aurait vraisemblablement reproché à son film de sentir la naphtaline. On perçoit cependant trop vivement ici une volonté d’ancrer les enjeux du film dans le contemporain, intention louable dans un contexte où les acquis des luttes féministes des années 1970 se voient remis en cause, mais intention tout de même, qui s’interpose de manière trop ostentatoire entre le film et ses spectatrices et spectateurs.
Paresse de l’immersion
Cet ancrage résolument contemporain est palpable dans la logique de la mise en scène dont la visée, professée par Audrey Diwan, est l’immersion. « L’avortement clandestin dans les années 60, comme si vous y étiez ! » : voilà le contrat qui nous est proposé. Pour parvenir à ses fins, la réalisatrice choisit un format vintage, le 1.37:1, lui aussi anachronique (les films français des années 1960 privilégiaient le format panoramique 1,66 :1) mais qu’elle a essentiellement élu pour « se focaliser sur son personnage, qu’elle ne soit pas un élément du décor, mais le centre». Afin de s’assurer que le spectateur n’ait pas la curiosité de regarder autre chose que son actrice, on lui refuse la profondeur de champ : presque chaque plan est composé de la même manière, l’héroïne nette se détachant sur un fond flou avec une éventuelle mise au point quand un autre personnage lui adresse la parole depuis la zone indistincte de l’image. Cette esthétique des œillères n’a rien de révolutionnaire : il s’agit d’un tic partagé par beaucoup d’œuvres « immersives » sorties ces dernières années, de An Elephant Sitting Still à 120 Battements par minute, en passant par La Douleur d’Emmanuel Finkiel – seul film dans lequel le flou est réellement problématisé de manière singulière. Derniers ingrédients indispensables à ce dispositif vu et revu : la caméra à l’épaule qui tremblote même quand on aurait pu poser un pied (« pour épouser les mouvements de l’héroïne, ses réactions, son urgence »), le recours régulier au plan séquence pour générer un effet de flux et un mixage « enveloppant », destiné ici à noyer le spectateur dans un bain sonore hypertrophié, et là à étouffer les sons d’ambiance, façon caisson d’isolation phonique.
L’écriture visuelle du film est donc tout aussi systématique, mécanique et impersonnelle que le scénario, animée par la croyance un peu absurde que, pour être proche des affects d’un corps, il faut l’abstraire complètement de son environnement. Il y a du reste une forme de naïveté dans la vérité que ce type de cinéma accorde à la seule surface des corps : que nous racontent au juste ces visages et ces peaux scrutés de très près, à tous les instants, comme si le dilatement des pores, le battement des cils nous offraient un accès secret à la nature profonde des individus ? De même, que vaut la chorégraphie des personnages dans l’espace (flou) si l’on ne porte aucune véritable attention aux attitudes et aux gestes, souvent bien plus révélateurs de l’intériorité des personnages que leurs déplacements à l’intérieur du cadre ? Dans cette façon de croire qu’il suffit que le corps de l’acteur soit là et qu’on le regarde d’assez près, on peut presque lire une forme de renoncement à l’idée même de mise en scène.
L’autre énorme paradoxe du film est que sa volonté de pure immersion dans le réel se heurte à un récit taillé plus ras qu’un jardin à la française et à une réalisation manipulatrice, à l’opposé de la perception humaine, et qui travaillent contre le réel. Presque rien ne déborde de ce cadre balisé où chaque élément n’est placé que pour être utile, à part peut-être l’apparition d’Anna Mouglalis en faiseuse d’anges, le coassement rauque de sa voix venant soudain rompre par son étrangeté la monotonie naturaliste de l’ensemble. On tient là une vraie nature d’actrice et, dans la séquence de l’avortement, le regard mi-inquiet mi-assassin qu’elle décoche brusquement quand l’héroïne laisse malgré elle échapper un cri de douleur est sans doute le seul moment où quelque chose de notable advient dans le champ. En dehors de cette séquence, et peut-être de celle – quasi-horrifique dans son éclairage, moment de stylisation bienvenue au milieu de la platitude – de la perte du fœtus où le personnage ingrat de Louise Chevillotte vole au secours de son ancienne ennemie, rien ne dépasse et rien ne vit.
La presse a fait ses choux gras de la victoire d’Audrey Diwan à Venise après la Palme d’or accordée à Titane de Julia Ducournau et l’Oscar de Nomadland de Chloé Zhao. Quand on se souvient des résistances initiales du petit monde des grands festivals à se saisir de la question de la parité au sein des comités de sélection, des jurys et des œuvres en compétition , c’est effectivement un motif de satisfaction, même si l’on attend de voir si cette tendance se confirmera dans le temps. Mais que l’on aime ou non les films de Chloé Zhao et de Julia Ducournau, difficile de ne pas leur reconnaître un style, des motifs visuels et narratifs qui leur appartiennent ; L’Événement pourrait être signé par n’importe qui. On sait depuis longtemps que le « film d’auteur » est devenu une catégorie générique aussi balisée que la comédie musicale ou le film catastrophe, avec ses personnages stéréotypés et ses conventions visuelles et narratives qui rassurent les partenaires financiers : voilà encore un bel exemple de film d’auteur sans autrice. La récompense accordée à L’Événement semble ainsi signifier que des réalisatrices peuvent être primées pour des films aussi conventionnels et formatés que ceux de leurs homologues masculins – c’est sans doute une bonne nouvelle.