Une femme apprend la mort de l’homme qu’elle aime en lisant un journal qu’on lui apporte. Elle est de dos et s’affaisse contre une porte, accablée par le choc, et des violons retentissent, échos de sa souffrance. Un fondu enchaîné suivi d’un zoom arrière nous la révèle le plan suivant en regard-caméra sur son lit, les violons se transforment en une douce mélodie au piano imitant le vent, et les poèmes de l’homme qu’elle aime volettent dans la pièce. Fixant toujours la caméra, les cheveux dans le vent, elle les attrape au vol. Ce plan fugitif de L’Assoiffé (Pyaasa) contient tout le lyrisme et toute la beauté de la mise en scène de Guru Dutt.
Assoiffé d’art, d’amour et de reconnaissance, Guru Dutt, dont l’image d’écorché vif lui colle à la peau depuis sa mort, un suicide en toute vraisemblance en 1964, est un éternel insatisfait. Ballotté entre son désir de reconnaissance et ses ambitions artistiques, il ne survivra pas aux événements venus contrarier son art. Bien qu’il s’inscrive dans le cinéma commercial dominant de l’époque, il sort des sentiers battus grâce à la virtuosité de sa mise en scène et fait partie de ceux qui ont peaufiné voire dépassé les formules propres au carcan de ce cinéma, les détournant, les sublimant. À l’époque, ils sont une poignée à suivre ce chemin : Raj Kapoor (Awaara, Aag), Mehboob Khan (Andaz, Mother India), Bimal Roy (Do Bigha Zamin, Madhumati), chacun traçant sa route personnelle entravée par le box-office et les critiques.
Le jeu du hasard
C’est par la danse que Guru Dutt arrive au cinéma. De son vrai nom Guru Dutt Shiv Shankar Padukone, il est né en 1925 à Mangalore dans le sud de l’Inde. Après une enfance passée en majeure partie à Calcutta, l’effervescente capitale intellectuelle du Bengale qui le marquera profondément, il rejoint l’école de danse d’Uday Shankar en 1941. Ses proches évoquent toujours la magnifique danse du serpent qu’il improvisa à partir d’une peinture de son oncle, B.B. Benegal quand il était jeune, et qui présage de sa future sensibilité artistique.
Plus attiré par le cinéma que par la danse, il tente sa chance aux studios Prabhat en tant que chorégraphe et gravit les échelons en apprenant sur le tas. Après avoir assisté plusieurs réalisateurs dans différents studios, la chance frappe à sa porte. Un amusant quiproquo – des chemises interverties par la blanchisserie qu’ils utilisent tous deux – le fait rencontrer Dev Anand, étoile montante des studios Prabhat et qui deviendra l’une des plus grandes stars du cinéma hindi entre les années 40 et les années 2000. Ils se promettent de s’embaucher mutuellement dès que l’occasion se présente : Dev Anand honorera sa promesse pour le premier projet de sa société de production créée avec le concours de son frère. En 1951, Le Jeu du hasard (Baazi, 1951) est donc le premier long métrage de Guru Dutt qui met en scène un parieur incarné à merveille par Anand (surnommé le « Gregory Peck de Bollywood »). L’intrigue, ponctuée de retournements de situation et de triangles amoureux variés comme dans tout film hindi qui se respecte, est menée avec une finesse évoquant très fortement les films noirs hollywoodiens. Dutt y met en scène un héros aux antipodes du modèle romantique habituel : un brave jeune homme marginal poussé par la pauvreté à basculer dans la malhonnêteté. Mais le public adhère et le film est un grand succès.
Ce qui ne fut pas le cas de son deuxième long-métrage, Le Filet (Jaal, 1952), qui allait trop loin dans la perversité de son héros manipulateur et cruel, certes réformé à la fin, mais trop tardivement pour provoquer l’empathie. Pourtant, la touche néo-réaliste du décor planté au sein d’une communauté de pêcheurs (le film serait très lointainement inspiré de Riz amer de Giuseppe De Santis) permet à Dutt d’innover en tournant en décors naturels, une rareté à l’époque. Comme l’écrit Shampa Banerjee, ce personnage présage également l’«Angry Young Man » qui fera la gloire d’Amitabh Bachchan dans les années soixante-dix. Mais Dutt, n’étant pas satisfait de la prestation de Dev Anand qui n’acceptait pas vraiment de se faire diriger, s’adjoindra à la dernière minute le rôle principal dans son nouveau film, Le Faucon (Baaz). C’est ainsi qu’il devient acteur.
Hanté par le spectre du box-office, Dutt tombe dans le piège de vouloir donner au public ce qu’il veut. Et n’y parvient pas. Le Faucon est un drame historique qui se déroule au XVIe siècle. L’héroïne est une femme pirate (deux ans après La Flibustière des Antilles – Anne of the Indies – de Jacques Tourneur) aux prises avec les envahisseurs portugais qui progressent le long de la côte de Malabar. Reconstitution bas de gamme et scénario laborieux comprenant toutes les traditions du cinéma de l’époque, résultent en un flop retentissant. Et Dutt l’acteur, bien que très photogénique, n’est pas encore à l’aise devant la caméra.
La « Guru Dutt Touch »
En revanche, il l’est derrière. Si la carrière de Dutt devient plus intéressante avec De-ci de-là (Aar-Paar), son quatrième long métrage, ses talents de metteur en scène sont dès le départ indéniables. Il a un sens inné du cadre et des possibilités que lui offre une caméra. Ses proches collaborateurs (V.K. Murthy son chef-opérateur, Raj Khosla, un de ses plus fidèles assistants-réalisateurs, Abrar Alvi, son dialoguiste attitré) s’accordent tous pour dire à quel point Dutt était soucieux de trouver le bon angle. Il pouvait y passer la journée mais, une fois lancé, il était très inspiré et prolifique. À tel point que l’on a surnommé à Bollywood les gros plans à longue focale dont il sera le maître, le « Guru Dutt shot ». Dès Le Jeu du hasard, il fait preuve d’une grande fluidité dans la narration et dans les mouvements de caméra, culminant dans la dernière séquence musicale à suspense au montage nerveux dans laquelle alternent gros plans des yeux des protagonistes qui se surveillent et plans d’ensemble sous différents angles du numéro de cabaret.
Si Dutt n’est au début pas très enthousiaste à l’idée d’incorporer des séquences musicales à ses films, il sait qu’il ne peut y échapper s’il veut séduire le public. Il prend alors la peine de les intégrer dans la narration en peaufinant leur incursion comme prolongation naturelle du dialogue (les séquences de cabaret, facilité scénaristique pour les incorporer, disparaissent petit à petit). Selon Lalitha Gopalan, une historienne indienne du cinéma, le cinéma indien est un « cinéma d’interruptions »: une narration est toujours interrompue de scènes comiques et d’intermèdes musicaux. Les chansons sont considérées comme des ruptures temporelles qui permettent d’alléger la tension narrative du film et de divertir le spectateur. En ce qui concerne les scènes comiques chez Guru Dutt, elles sont monopolisées par l’inénarrable Johnny Walker (baptisé ainsi parce qu’il avait commencé sa carrière en jouant des rôles d’alcoolique mais de son vrai nom Badruddin Jamaluddin Kazi). Cabotin pour certains, génie comique pour d’autres, il compte parmi les favoris de Dutt et répond présent dans tous ses films. Mais son personnage, comparse des personnages de Dutt, joue toujours un rôle prépondérant dans l’intrigue et n’est pas réduit à une simple respiration narrative.
Quant aux séquences musicales, c’est un peu la marque de fabrique de Dutt, ce en quoi il reste une référence pour les générations qui ont suivi. Les séquences musicales, en plus d’être l’occasion d’une introspection des sentiments du personnage ou une échappatoire, sont un véritable élément narratif et permettent à l’histoire de suivre son cours. Rater une chanson, c’est rater une péripétie narrative ou une évolution des sentiments des personnages. La déclaration amoureuse en est bien évidemment l’apanage et au gré des films, deviendra de plus en plus sublimée. Dans Fleurs de papier, le réalisateur Suresh et sa star Gulab sont contraints par les conventions sociales à ne pas se déclarer leur flamme. Lors d’une séquence dans les studios de cinéma vides où ils travaillent, ils désirent ardemment s’avouer leur amour mais se refrènent encore une fois. Tout à coup, leurs âmes sortent de leur corps, se rencontrent et s’étreignent tandis que leurs corps, de chair et d’os, restent éloignés l’un de l’autre. L’inventivité de Dutt n’est jamais aussi palpable que lorsque la caméra semble emportée par l’entrain ou la mélancolie des chansons au point que même dans certains films qu’il n’a pas réalisés (Le Maître, la maîtresse et l’esclave, Chaudhvin Ka Chand), il dirigera les séquences musicales.
Comme dans tous les films de Bollywood, les acteurs sont toujours doublés pour les chansons et derrière les visages de Geeta Bali, la star de ses trois premiers films et de Waheeda Rehman dans la deuxième partie de sa carrière, se cache la femme de Guru Dutt, Geeta. Dutt s’entoure également de compositeurs et de paroliers illustres, S.D. Burman et O.P. Nayyar pour la musique, Sahir Ludhianvi et Majrooh Sultanpuri, deux célèbres poètes ourdous, pour les paroles. La dimension poétique de ses chansons trouve son apogée dans L’Assoiffé à travers le personnage du poète Vijay qui s’adonne à des improvisations poétiques. La séquence la plus frappante a lieu lors de la commémoration du poète présumé disparu alors qu’il a été soigneusement évincé afin que ses éditeurs touchent l’argent de la vente de ses poèmes. Il réapparaît lors de la cérémonie de l’anniversaire de sa mort, dans le cadre de la porte, un halo de lumière derrière lui, tel le Christ, dénonçant dans une magnifique chanson la cupidité des hommes.
L’Assoiffé est un projet de longue date. Dutt attend patiemment le bon moment pour le mettre en branle et se lance d’abord dans la réalisation de deux comédies à succès. De-ci de-là est la première production de Guru Dutt Films. Débarrassé de ses anciens dialoguistes importés du théâtre, Guru Dutt a la bonne idée de s’associer à un jeune dialoguiste, Abrar Alvi, qui apporte vivacité, rythme et modernité aux dialogues (à chaque personnage son niveau de langage et son accent) et qui lui restera fidèle jusqu’à sa mort. Sous couvert d’un film divertissant et consensuel, Dutt s’amuse encore une fois des classes sociales et fait un pied-de-nez aux conservateurs en mettant en scène la fuite de deux amants, lui, un modeste chauffeur de taxi, elle, une jeune femme respectable.
Mr & Mrs ’55, au titre occidental, tend vers la sophistication des comédies américaines hollywoodiennes, dans la droite lignée de Mr and Mrs Smith de Hitchcock ou de New York-Miami (It Happened One Night) de Frank Capra. Mais le film, par le biais d’une apparente satire de l’institution du mariage, est en réalité un appel à un retour aux traditions indiennes, la femme ne pouvant s’épanouir que dans le mariage et la dévotion à un homme. Le défaut du film réside surtout dans le personnage de la tante féministe, caricatural au possible. Mais jeux de mots, cynisme, séquences musicales réjouissantes (en particulier celle de la piscine) donnent au film un élan et une joie contagieux. Dutt a clairement passé un cap et est devenu un metteur en scène mûr et sûr de lui. La maîtrise est là, le raffinement pointe le bout de son nez.
La misère du poète
Il finit de tourner Sailaab, un projet qui a longtemps traîné et qui est à présent considéré comme perdu. Dutt est enfin prêt pour L’Assoiffé. Il vide son cœur dans l’histoire de ce poète tourmenté, véritable miroir de lui-même, tout entier dévoué à ses poèmes et détruit par le matérialisme et la cupidité du monde qui l’entoure. Dix ans après l’indépendance de l’Inde, le constat est funeste (dans une séquence bouleversante, Vijay, errant dans le quartier des prostituées, se demande « Où sont ceux qui sont fiers de l’Inde ? »). Dutt s’est plongé corps et âme dans ce personnage qu’il interprète à merveille et le public acclame L’Assoiffé, également séduit par la réminiscence de l’histoire de Devdas. Le film consacre aussi la sublime Waheeda Rehman que Guru Dutt avait fait découvrir au grand public dans CID, un des films qu’il a produits. L’alchimie entre les deux à l’écran (et à la ville) éclate et sera encore plus manifeste dans Fleurs de papier, un de ses plus beaux films, reflet et prémonition troublante de la carrière de Dutt. Appuyant la référence à Devdas, Dutt joue cette fois-ci un réalisateur qui réadapte ce classique. En vrai Pygmalion, il façonne Gulab en l’actrice idéale qu’il a toujours cherchée et tombe amoureux d’elle, mais cet amour impossible (car il est marié) le plonge dans l’alcool et l’anonymat. Dans un accès de mélodrame un peu poussif mais fort émouvant, il se met en scène âgé, retournant dans les studios dont il est nostalgique (dans un hommage vibrant à sa propre histoire et à l’ère des studios), et meurt dans la chaise du réalisateur, dans une posture moliéresque. Fleurs de papier est cependant un échec cuisant et malgré les similitudes avec L’Assoiffé dans sa peinture d’un homme seul face à un système inhumain, le film va trop loin dans l’échec et le tragique car il ne reste plus rien ni de l’homme, ni de l’artiste. Le public n’est pas encore prêt à être le témoin d’une telle annihilation.
L’échec de Fleurs de papier est le coup de grâce. Dutt y en a mis encore beaucoup de lui-même, y dévoile ses angoisses les plus profondes, y revit sa relation extra-conjugale avec Waheeda Rehman et n’accepte pas de subir le même échec que son personnage alter ego, Suresh. Trop superstitieux pour apposer son nom à la réalisation d’un nouveau film, Dutt se retire, et se contente de produire et de jouer. Il confie la réalisation de ses deux prochains projets à des amis. Le premier, Chaudvhin Ka Chand, une histoire musulmane, à Mohammed Sadiq – un réalisateur dans l’oubli en qui Dutt met toute sa confiance et à raison puisque le film est un succès. Seules les séquences musicales y sont en couleur comme c’était fréquemment le cas à l’époque, la couleur étant un procédé encore trop onéreux. Puis il confie Le Maître, la maîtresse et l’esclave où il renoue avec le Calcutta de sa jeunesse, à son dialoguiste préféré, Abrar Alvi. Il prend le soin de réaliser dans ces deux films les séquences musicales qui portent sa patte, remarquable entre toutes. Après quelques films en tant que simple acteur, il disparaît à l’âge de 39 ans.
Comme toute figure qui se prête au culte, Guru Dutt cumule les paradoxes. À l’aise dans le circuit commercial qu’il ne cherche jamais à quitter – il va même jusqu’à créer sa propre société de production qui produit des films commerciaux – il constate avec découragement les aléas du box-office, le baromètre inévitable de sa popularité. Mais maintenant plus que jamais et surtout en France, on lui reconnaît un fort potentiel artistique et une habileté à s’approprier et à ennoblir les formules répétitives du cinéma hindi de l’époque. Introverti en privé, romantique, cynique et tragique à l’écran, Guru Dutt ne résoudra jamais le conflit interne qui l’anime entre art et reconnaissance publique. Entre la joie d’appartenir à ce milieu, la reconnaissance qu’il en retire et la volonté d’aspirer à des formes plus nobles intellectuellement, Dutt succombera à ses incessants tourments. Il nous laisse une magnifique carrière avortée de seulement treize ans, reflet plus que troublant des vicissitudes de l’art cinématographique.