Cette année, les César sont apparus plus que jamais comme une grande mise en scène de l’embarras, où l’on se dit la souffrance d’être ensemble, et « vive le cinéma ». Présenter la cérémonie, comme s’y attelait Florence Foresti, c’est désormais la commenter en train de se faire, mettre le pied dans le plat des « on dit » et des non-dits. On aime à parler de grande réunion de famille, thérapie comprise. Fut un temps, le running gag, c’était la longueur de la sauterie, cette annuelle expérience de l’ennui. La curiosité de l’exercice réside dans cet étrange équilibre entre le fantasme d’un glamour que le temps n’éroderait pas et une forme de cruauté qui tient d’abord au savoir acquis que, décidément oui, le temps passe. Cruauté fréquemment rappelée vendredi soir : le « courage » dont se réclamait Foresti, qui de fait, s’est démenée pour mener à son terme un fiasco annoncé, l’image biblique de Fanny Ardant pour évoquer la violence de la compétition ou encore le discours d’Emmanuelle Devos, le plus drôle de la soirée, qui s’adressait aux comédiennes (« perdre un César, c’est rater l’équivalent de cinq entretiens d’embauche, mais en robe du soir »). Au fond l’Académie a bien choisi son fétiche : une compression, lustrée mais encombrante.
Les César, c’est avant tout un art subtil du raccord qui en dit plus qu’un long discours. Le spectateur ne s’y trompe pas, qui commente à satiété les moues, les mines, les petits miracles de contention du convive qui se sait filmé – ou mieux, l’ignore. Le champ-contrechamp s’y révèle d’une vitalité neuve, suggérant crûment l’artificialité d’une prise à parti (un discours sur la place de la diversité dans le cinéma français, cut, le visage embarrassé de ses « représentants » et de sa conscience désignée, Cassel), quand le va et vient de la scène à la salle fait émerger des figures-pivot. Haenel en sentinelle, ou pierre de touche, à l’aune de laquelle la décence se mesure et s’épuise. Le visage d’Eva Green, immuablement placide, dans une réinvention permanente de l’effet Koulechov, comme un méplat entre deux saillies. Daniel Auteuil sombre, en godfather scorsesien. Léaud vieux grimoire. Cassel refuge et vérité. Desplechin déprécié. Riester vertical, forcément tendu.
Raccord encore, entre deux beaux moments venus trouer la soirée : la vraie surprise d’Anaïs Demoustier (César de la meilleure actrice), qui a inondé la salle d’un naturel gai, et rêvé un cinéma qui organiserait encore de la rencontre – et de conclure : « pourvu que ça dure ! » ; et Fanny Ardant (César de la meilleure actrice dans un second rôle), lunaire, d’ajouter pour elle : « ça ne peut qu’être éphémère, comme une glace, un gelato ».
Les César, c’est aussi un art consommé du hors-champ. Celui que l’on convoque dans les discours (les absents, excusés ou regrettés, les parents aimants, les fantômes, toute une armée des ombres) et celui que l’on refoule. « Les filles du montage négatif de LTC, la standardiste de Gaumont, les employés de la banque OBC », disait JLG. En cette année où le mouvement social a frayé, on s’étonne de ne pas voir l’inquiétude des organisateurs troublée par une irruption des intermittents du spectacle. C’est l’un des paradoxes connus des César : les intermittents y trouvent une visibilité rare (pour beaucoup de gens, c’est d’abord ça, un intermittent), mais sur le mode ingrat des trouble-fêtes, acteurs pour un soir d’un épisode incontournable, toléré, vite digéré par une cérémonie qu’ils mettent au suc plus qu’à sac. Mais pas ce soir, où les « débordements » sont eux-mêmes tenus hors-champ, où la protestation consiste à le rejoindre bruyamment. Haenel quitte la salle, et le spectateur avec elle.
Car Polanski, forcément Polanski. Qu’importent les mirages de l’arithmétique (l’éparpillement possible des voix et la règle empêchant un titre de cumuler meilleur film et meilleure réalisation), lui attribuer un cinquième César du meilleur réalisateur relève de la provocation, voire de l’insulte. Pourtant Polanski honni, d’aucuns se drapent dans l’intégrité de l’œuvre violée, parlent d’autodafé et qu’il faut se garder de gueuler avec les loups. Il est étonnant de devoir rappeler que rendre compte des mérites d’un film (J’accuse, plutôt défendu dans ces colonnes) et honorer nommément son metteur en scène dans une cérémonie qui fait la vitrine du cinéma français, sont deux choses distinctes. Et puis fatalement, on lit cette victoire au regard d’un nom que l’académie n’a pas jugé bon de mentionner, acte manqué dans le cortège des disparus d’I love U so. Que le diable l’emporte, lui, Brisseau. Si l’Académie dresse de dérisoires digues pour ne pas faire de vagues, une majorité de votants fait corps avec l’un des siens. Ils défendent, outre une figure bien installée dans leur paysage, le pré carré d’un cinéma auquel Brisseau, manifestement, n’appartenait pas (et qui du reste se détourne de Kechiche, non nommé l’an dernier). Tout cela ressemble à un rejeu des choix confus de la Cinémathèque Française, deux ans en arrière : déjà Polanski programmé et célébré, déjà Brisseau annulé et effacé. Il s’en est pourtant passé en deux ans, et la prise de parole d’Adèle Haenel, chez Médiapart, résonne encore, à défaut d’avoir été explicitement mentionnée vendredi soir.
Le « divorce au sein de l’industrie du cinéma », dont on parle tant, n’est pourtant pas seulement un partage des lignes entre le progrès et la réaction. La vérité, c’est que les nouvelles que l’académie se donne du cinéma ne sont pas bonnes, et son inactualité tient aussi à une incapacité à se saisir des mutations qu’il traverse. De ce point de vue-ci non plus, la grande réconciliation des « professionnels de la profession » n’est pas pour demain.