Après Christopher Nolan, la possibilité d’un monde (déjà publié chez Playlist Society), Timothée Gérardin, qui contribue par ailleurs à Critikat, consacre son nouvel essai aux liens que tissent cinéma et miracles. Il évoque avec nous la genèse de ce livre où septième art et christianisme s’entremêlent de manière parfois inattendue.
Ton essai s’attaque à une question passionnante : comment met-on en scène un miracle au cinéma ? Pourquoi selon toi le cinéma se prédispose, plus que d’autres arts (tu reviens rapidement sur les rapports contrastés qu’entretient le catholicisme avec les images), à figurer ce phénomène ?
Il y a deux raisons principales. La première vient de l’origine foraine du cinéma, et donc de sa promesse d’émerveillement : il s’agit de surprendre le spectateur, de lui montrer ce qu’il n’a encore jamais vu. Or un miracle n’est pas autre chose que cela : un phénomène captivant l’œil et suscitant l’étonnement. C’est ce que cherche Méliès dans ses films, et ce n’est donc guère un hasard si l’une de ses premières œuvres est un Christ marchant sur les flots, où le trucage a pour objet un sujet religieux. Plus tard, dans le cinéma hollywoodien, le miracle constituera en quelque sorte le clou du spectacle : la traversée de la Mer Rouge dans Les Dix commandements ou la guérison dans Ben-hur. Le miracle autorise tous les superlatifs, comme celui qu’on retrouve dans le titre du film de George Stevens sur Jésus : La Plus Grande histoire jamais contée. La seconde raison qui prédisposerait le cinéma à la représentation du miracle est son ancrage réaliste. Le miracle ne peut être représenté que comme un point de rupture dans un univers ressemblant à la réalité, et c’est typiquement ce que le cinéma sait mieux produire que les autres arts. En allant plus loin, on peut voir la reproduction saisissante de la réalité comme un processus lui-même propre à susciter un émerveillement quasi religieux.
Tu rattaches d’ailleurs également la représentation du miracle à la pensée d’André Bazin.
Oui, notamment la fameuse métaphore de Bazin, qui pour expliquer la spécificité du film sur pellicule, le compare au suaire de Turin ou au voile de Véronique. En d’autres termes, le propre du cinéma est, comme le miracle, de susciter une foi allant au-delà du rationnel. Ensuite, si l’on met de côté les prédispositions évoquées, les rapports entre cinéma et catholicisme ont aussi une origine historique : le public catholique compte encore énormément aux débuts du cinématographe. Les toutes premières projections se font dans les églises, et les sujets religieux sont parmi les premiers abordés par les cinéastes. Des représentations de la passion sont également filmées par les frères Lumière. D’une certaine manière, le cinéma a reconduit à ses débuts la tradition théâtrale du Miracle, ces pièces jouées au Moyen-Âge sur les porches des églises.
Dans cette double perspective, où le miracle inspire autant les Lumière que Méliès, ton corpus couvre un spectre de films très divers (d’Ordet à Bruce tout puissant, en passant par le néo-réalisme et Rohmer), tout en laissant de côté des cinéastes que l’on aurait pu attendre sur cette question (je pense notamment à Malick, absent de ton essai). Comment l’as-tu composé ?
Le premier critère était bien sûr qu’il soit question de miracle, et ce de manière pas trop métaphorique ou allusive. Il y avait le risque de tout transformer en miracle : un rebondissement, une révélation, une irruption du merveilleux, etc. Si tout devient miraculeux, rien ne l’est plus vraiment ! J’ai donc choisi de parler de films où le miracle intervient comme une rupture dans un ordre naturel donné, avec un contexte ouvrant à une interprétation religieuse. Par ailleurs, la variété du corpus est volontaire, moins pour agrémenter la lecture que pour rendre justice à la complexité du sujet. Il était par exemple inconcevable de ne pas parler du miracle dans sa dimension comique, tant cette intrusion du sacré dans la vie ordinaire peut prêter à l’outrance ou à la satire (un aspect dont se sont emparés Jean-Pierre Mocky ou Jim Carrey). Je voulais aussi éviter l’impression de catalogue de cinéastes d’inspiration spirituelle, qui aurait gommé les spécificités de mon sujet. Maintenant que tu le dis, dans le cas de Malick, à défaut du miracle il y a en effet l’idée de « merveille », et The Tree of life aurait sans doute eu sa place dans mon chapitre sur la grâce… Tant mieux, le livre ne visant pas l’exhaustivité, cela veut dire qu’il y aurait encore à développer !
L’une des originalités de ton approche est qu’elle ne traite pas seulement le miracle comme un phénomène, mais s’intéresse aussi à son « envers » (notion à laquelle tu consacres un chapitre entier) et même à son négatif : l’œuvre du diable.
J’ai réalisé au fur et à mesure que les miracles, dans la tradition religieuse comme au cinéma, étaient très liés à la question du mal sous toutes ses facettes (la souffrance, le crime, le phénomène maléfique). Bien souvent, le miracle est une confrontation avec un mal initial qu’il s’agit de corriger, et constitue par là une expérience de la douleur, du doute et du désespoir. C’est ce que mettent en scène Sous le soleil de Satan de Pialat ou La Dernière tentation du Christ de Scorsese. On trouve par ailleurs souvent dans les films étudiés une analogie entre le crime et le prodige : il s’agit dans les deux cas d’un mystère à élucider, pouvant faire l’objet d’un procès afin d’établir tantôt la culpabilité, tantôt la sainteté. Enfin, le miracle me semble inséparable de son pendant maléfique. Non seulement parce que les phénomènes démoniaques qu’on voit par exemple dans L’Exorciste viennent inverser les propriétés du miracle classique, mais aussi parce que derrière chaque prodige, il y a le soupçon de l’inspiration diabolique, parfois instillée par les institutions religieuses elles-mêmes. C’est ce que montrent très bien les films de Dreyer, de Jour de colère à Ordet : l’inspiration du miracle, positive ou négative, est avant tout dans l’œil de ceux qui en sont témoins.
Crise et doute
Le miracle est aussi dans cette perspective une expérience du doute et de l’ébranlement. En cela, il constitue un sujet de choix pour le cinéma moderne, que tu évoques également dans ton essai (entre autres : Pasolini, Buñuel, Tarkovski).
L’émerveillement en lui-même, comme l’explique Michael Edwards dans De L’émerveillement, commence toujours par ce moment où le sol se dérobe et où les certitudes se fissurent. Avant d’ouvrir sur un nouveau rapport au monde, il s’apparente d’abord à un saut dans l’inconnu. Dans les évangiles, les témoins des miracles sont parfois d’abord effrayés : c’est le cas par exemple des disciples qui voient Jésus marcher sur l’eau. Et c’est cette frayeur, ou tout du moins ce sentiment d’étrangeté, dont s’emparent Buñuel (dans La Voie lactée) ou Pasolini (dans Théorème). Ils donnent à l’apparition des caractéristiques surréalistes tels que l’onirisme et l’iconoclasme : l’iconoclasme parce que leurs miracles subvertissent les représentations traditionnelles du sacré, et l’onirisme au sens où ils ne proposent pas de bascule du réel vers le surnaturel, mais une réalité flottante et équivoque. On a toutefois le sentiment que Buñuel comme Pasolini croient, dans ce contexte non traditionnel, en une réelle portée révélatrice de ces miracles, en même temps qu’ils les déconstruisent.
On en revient à deux notions essentielles de ta réflexion : le miracle « révèle » en même temps qu’il est potentiellement un trucage sur lequel il faut enquêter, pour attester ou infirmer sa valeur. Sa représentation condense à la fois la dimension réaliste du cinéma et les artifices de la mise en scène.
Oui c’est tout à fait ça. D’un côté cela reconduit la dichotomie entre le cinéma de trucage à la Méliès et celui de captation à la Lumière, et de l’autre cela bouleverse totalement cette distinction ! Car que le miracle soit dénoncé comme supercherie ne le dépouille pas forcément de son aura, de l’adhésion qu’il peut susciter à un autre niveau : c’est ce qui se passe dans La Voie Lactée, mais aussi dans certaines comédies comme L’Île de Pavel Lounguine ou Clérembard d’Yves Robert, où le miracle relève tout à la fois de la machination et, à la fin, de la réalité. On peut considérer à l’inverse que pour rendre un miracle crédible, un contexte réaliste, c’est-à-dire dénué d’artifices nets de mise en scène, est un préalable nécessaire. Ordet illustre à merveille ce principe. On voit donc que la distinction entre le cinéma de la captation et celui du trucage est sans cesse remise en cause par le surgissement du miracle, qui joue avec tous les régimes possibles de croyance du spectateur devant l’écran.
Tu consacres d’ailleurs une partie de ta réflexion au « miracle ordinaire », une notion que tu lies à celle de grâce.
L’expression peut sembler contradictoire, si on considère précisément le miracle comme une rupture dans la vie ordinaire. Mais toute la question est de savoir à quel ordre se réfère cet ordinaire. On peut justement considérer la grâce comme l’ordre secret dans lequel le miracle s’inscrit. Cette notion a intéressé des réalisateurs pour des raisons différentes, de Rossellini à Rohmer en passant par Ferrara. Par exemple, dans Voyage en Italie, la grâce advient à la fin dans la révélation intime du couple, invisible pour la caméra, qui ne peut filmer que son effet. Chez Rohmer la grâce est plutôt la divine imprévisibilité de la vie : dans Conte d’hiver, il y a ce personnage féminin insatisfait qui attend comme un miracle le retour d’un amour perdu. Il y a aussi cette idée dans Le Rayon vert que les événements adviennent quand ils veulent, quand presque plus personne ne les attend. Devant ces deux films, l’expression « miracle ordinaire » n’a plus rien de contradictoire !
Au-delà de la diversité des formes que peuvent prendre les miracles, tu t’attardes également sur deux figures que le cinéma a beaucoup filmées et qui sont inévitablement liées à ton sujet : Jésus et Jeanne d’Arc.
Parler des films sur Jésus était à la fois obligatoire et difficile, car il y a de quoi faire un livre entier ! J’ai discerné trois manières de présenter ses miracles. Dans la première, ils sont une preuve de la nature divine de Jésus : c’est la voie canonique, empruntée par un film comme La Plus grande histoire jamais contée. La deuxième consiste à faire des miracles la continuité naturelle et poétique de son message ; c’est ainsi que Pasolini présente les choses dans son Évangile selon saint Matthieu. Et dans la troisième, le miracle tient dans la trace laissée par Jésus à ses contemporains ou à ceux qui le suivent, comme dans Ben-Hur ou La Tunique : le personnage n’est alors plus qu’esquissé, il reste dans l’ombre. Pour le cas de Jeanne d’Arc, je me suis appuyé sur l’idée des voix qu’elle avait entendues, et donc de sa vocation. Ces voix n’ont pas souvent été figurées, mais ont influé sur la forme des films qui lui ont été consacrés, s’appuyant tantôt sur la tradition orale et donc la légende (comme dans le film de Victor Fleming), tantôt sur les minutes de son procès (comme dans le film de Bresson).
Pour conclure, on peut évoquer le cas des séries TV. Si tu évoques au fil de ta réflexion quelques films récents (notamment Jeanne ou L’Apparition), tu considères que ce sont les séries qui, dans le champ de la fiction contemporaine, se sont aujourd’hui emparées de la question du miracle.
Il m’a semblé en effet voir ces dernières années un regain d’intérêt des séries pour les miracles. Soit pour traquer ce qu’il reste de mystères et de traditions catholiques dans le monde moderne (c’est le cas de la série italienne Il Miracolo et de The Young Pope), soit pour proposer une forme de comédie philosophique, en considérant le monde ordinaire du point de vue divin, à partir de l’au-delà, comme dans The Good Place et Miracle Workers. Le miracle se prête bien aux mécaniques narratives propres aux séries : il s’agit à la fois de l’événement par excellence et d’un générateur de mystère, et donc d’attente. Dans les séries qui se passent dans l’au-delà, les auteurs des miracles sont même comparables aux scénaristes, écrivant ou réécrivant ce qui va arriver aux personnages.