Entretien avec le réalisateur allemand Ulrich Köhler en mai dernier le lendemain de la présentation d’In My Room dans la sélection « Un Certain Regard » du Festival de Cannes. Il revient sur la genèse de son quatrième long-métrage, sur le tournage hors des sentiers battus et sur la relation intense qu’il a entretenue avec l’acteur Hans Löw qui porte magistralement le film.
D’où vous est venue l’idée de traiter l’événement qui arrive au protagoniste au tiers du film comme une bénédiction plutôt que comme une catastrophe ?
L’origine de ce récit est à chercher plutôt du côté de la littérature que du cinéma d’anticipation. Le roman d’Arno Schmidt, Miroir noir, m’a, par exemple, beaucoup influencé. On y voit un homme qui a vécu l’Allemagne du Troisième Reich et qui est très heureux de voir disparaître une humanité capable de telles horreurs. Tout cela remonte bien sûr à Robinson Crusoé : après s’être relevé du naufrage, il se met à reconstruire et se révèle aussi heureux que nous dans sa vie quotidienne. Mon idée était moins de raconter cet évènement comme une bénédiction que de m’opposer à l’idée de concevoir nécessairement cela comme une catastrophe. Je voulais créer un cadre dans lequel mon protagoniste se retrouve sans contraintes sociales pour pouvoir être littéralement seul avec lui. Ce que j’aime, c’est qu’en dehors de la société, il est obligé de se définir lui-même et non plus d’être défini par les autres ou par leur regard. C’est là qu’il prend la décision fondamentale de continuer à vivre plutôt que de se tuer.
Dans la première séquence, le personnage de Hans fait preuve de maladresse en ratant l’enregistrement des interviews qu’il filme pour le journal télévisé, tandis que dans la seconde partie, il devient très habile à construire tout ce dont il a besoin. Pourquoi donner tant de place aux gestes dans votre film ?
Je ne le formulerais pas comme une thèse générale, mais l’idée qui m’intéressait était que retrouver le sens de faire un geste le rende heureux. La maladresse de la première partie ne relève pas une incapacité physique mais d’un refus d’obéir aux normes de la société, comme celle qui enjoint à aimer son travail. Je voulais qu’on le voit construire des choses monumentales telles que le barrage, mais aussi coudre, qu’il alterne des gestes que l’on voit comme « masculins » et des gestes perçus comme « féminins ». Ce qui m’importait était de voir Armin comme un corps au travail plutôt que pris dans un conflit fondamental.
Comment avez-vous filmé l’évolution de votre personnage, qui passe aussi par une transformation physique ?
J’ai beaucoup parlé avec Hans Löw, l’acteur principal, avant de démarrer le tournage. Je veux préciser qu’Hans est devenu acteur sur le tard. Auparavant, il faisait partie de l’équipe nationale de handball. Cette dimension physique était évidemment primordiale pour le rôle. Nous sommes tombés d’accord sur l’idée de commencer par tourner la seconde partie du film car c’est ce qui est le plus éloigné de sa vie quotidienne et c’est ce qui lui demandait donc le plus de préparation. Il a, par exemple, réellement aidé à la construction de la maison, passé du temps avec des chasseurs. C’est aussi lui qui était chargé de nourrir et traire les brebis… Je voulais que son corps change, mais je n’étais pas sûr du résultat final.
Toutes les actions du personnage étaient-elles écrites ou les situations sont-elles apparues au tournage ?
Même si mon budget n’était pas énorme, j’ai pu convaincre mes producteurs de tourner avec une toute petite équipe et de consacrer plutôt notre argent à avoir du temps sur le tournage pour essayer des choses. La scène avec la machine à coudre est apparue comme ça ; celle où Armin dort sous un pont était écrite, mais très différemment. J’ai souvent pris les dialogues d’une scène pour les déplacer dans un autre contexte. Une partie de l’accident du barrage était prévue, mais pas entièrement… Même si les artistes que j’admire sont ceux qui travaillent avec l’imprévu comme Andy Warhol ou Abbas Kiarostami, je me sens plus proche d’un esprit comme celui de Stanley Kubrick qui voulait absolument tout contrôler. Pour In My Room, j’ai beaucoup aimé tourner les scènes où, contrairement à mes films précédents, le contrôle m’échappait car nous étions plongés dans de vrais lieux, de vraies situations, comme la scène au début dans le Parlement allemand, la manifestation ou encore dans la boîte de nuit. En règle générale, j’ai besoin de beaucoup de prises pour être content de ce que je vois. Je crois à l’épuisement de l’acteur dans une scène, surtout dans les scènes de dialogue. J’aime bien cela chez Jacques Doillon qui répète tellement que le jeu des acteurs s’automatise pendant un certain temps avant de laisser ressurgir une forme de vérité très émouvante. Par ailleurs, j’ai aussi beaucoup pensé à la peinture, comme celle de Courbet pour la séquence de récolte des pommes de terre, ou à la peinture flamande comme celle de Jan Steen.
Est-ce que beaucoup de scènes que vous avez tournées ne sont pas dans le film ?
Le film a déjà tellement de parties que je n’ai pas voulu compliquer sa narration d’un point de vue dramaturgique. J’ai effectivement enlevé beaucoup de choses que j’avais pourtant tournées… Initialement, je voulais même intégrer la chanson des Beach Boys qui donne son titre au film, mais je ne l’ai finalement pas utilisée.
La scène où Armin danse devant sa compagne à la fin du film est l’une des plus belles que nous ayons vues au cours du Festival de Cannes. Comment l’avez-vous préparée ?
J’ai écrit la scène en ayant déjà le morceau en tête. Il s’agit d’un morceau classique, l’Adagio, qui a été utilisé dans tant de films, mais remixé par un DJ, à l’occasion, je crois, des Jeux Olympiques d’Athènes. Lorsque ma compagne, Maren Ade, préparait son long-métrage Toni Erdmann, elle avait trouvé cette musique que j’ai adoré au point que je lui ai demandé de ne pas l’utiliser dans son film et de me la laisser. Mes acteurs n’étant pas vraiment des gros fans de techno, la difficulté a été de les convaincre de danser. Je suis très heureux du résultat de cette scène dont les contraintes étaient très importantes : c’est très cher de tourner dans une station-service, nous avions très peu de temps pour la réussir.
La relation de couple entre Armin et Kirsi qui naît dans la seconde partie du film est très belle notamment dans l’inversion qu’elle fait des rôles stéréotypés de la société : la femme choisit d’être nomade alors que l’homme voudrait fonder un foyer. Ces deux personnages reprennent rapidement le pli des relations normalisées de couple, même dans un contexte où tout le social a éclaté.
Je ne pourrais pas mieux le formuler. Cela m’intéresse d’observer cet homme qui ne parvenait pas à s’attacher dans le monde social et qui réussit à créer des liens dans cette nouvelle vie. Et cette femme, transformée en nomade par la solitude et ne pouvant imaginer de revenir à une vie cadrée, avec un foyer, alors qu’elle vient probablement d’un environnement bourgeois, même si le film ne raconte pas son passé… c’est ainsi que je l’imaginais en tout cas. Moi qui suis père, je me sens plus proche de la réaction de Kirsi : je ne pourrais pas laisser des enfants dans un monde tel que celui du film. Armin a toutes les possibilités, mais il choisit ce qui est là, ce qu’il connaît. Il a changé, mais pas vraiment au fond… car il n’a pas appris à s’ouvrir réellement, il n’a pas abandonné sa façon de voir le monde. Mais il ne faut pas trop dévoiler la fin…