Henri-François Imbert, déjà en écriture de ce qui sera son prochain film, prend le temps d’échanger sur sa démarche documentaire dans les locaux de Libre Cours, sa société de production. Il est le réalisateur-filmeur-preneur de son (et producteur !) de cinq films depuis 1993, courts, moyens ou longs dont No Pasarán, album souvenir. Si Henri-François Imbert est un cinéaste solitaire, c’est aussi un homme qui sait apprécier chaque rencontre et qui transmet son expérience théorique et pratique à plusieurs promotions d’étudiants en Cinéma à Paris 8. Conversons donc sans façon.
Dans Le Temps des amoureuses, vous utilisez uniquement des photographies noir et blanc de Pierre Zucca pour vous référer au tournage du film d’Eustache. La photographie est quelque chose de propre à votre travail. Est-ce ici un choix initial ? Ou est-ce aussi lié à un problème de droit quant à la diffusion d’extraits du film ?
Ce n’est pas un problème lié aux droits de diffusion parce qu’on n’a pas tenté de les négocier. Je pense que ça aurait peut-être été compliqué et cher, mais en même temps je n’en sais rien… J’ai trouvé que les photos de Pierre Zucca étaient un beau matériau, et qu’elles parlaient du film et du tournage. Elles parlaient de l’expérience qu’avait été cette rencontre entre les jeunes narbonnais, l’équipe de cinéma et Jean Eustache. Finalement c’est ça l’objet de mon film, ce n’était pas le film d’Eustache mais l’aventure humaine que ce film avait été, et ses traces trente ans plus tard. Les photos étaient les traces de cette aventure.
Vous avez dit : « On ne peut pas filmer quelqu’un à qui on n’a pas d’abord dit bonjour. » Diriez-vous que vous avez une éthique en tant que cinéaste ? Comment la définiriez-vous ?
C’est une question immense. Oui, j’espère avoir une éthique. En un mot : j’essaie de faire des films avec les gens et pas sur des gens. Et pour ça il faut que les gens adhèrent au projet, et il faut leur transmettre un désir pour le film. En fait c’est une histoire de projet commun, de partage et éventuellement de plaisir à faire quelque chose avec des gens que pourtant on ne connaissait pas avant. C’est ce que j’essaie de montrer dans mes films. Dans Sur la plage de Belfast, le moment où Jack commence à raconter la fin du film, et celui où je lui réponds que je ne suis pas venu en vacances mais que je suis venu exprès pour lui rendre son film. Là, il y a quelque chose qui passe dans son regard et il comprend. Il prend conscience de ce que peut être le projet et tout à coup ça l’intéresse. C’est à ce moment-là qu’il décide de jouer le jeu, de participer, et il devient une sorte d’acteur du projet. Mais il aurait très bien pu se fermer, ne pas être intéressé par la démarche. Pour moi, le projet réussit au moment où les gens décident de jouer le jeu.
Et dans le cas contraire, le projet s’arrête ? Il prend d’autres chemins ?
Je ne sais pas, ce n’est encore jamais arrivé. (rires) Mais l’enjeu est le suivant : arriver quelque part tout seul avec un objet de récit, de construction d’une histoire cinématographique, et de voir si on peut se rencontrer autour de cet objet et faire du cinéma ensemble.
Il faut que l’engagement de la personne soit plein ? Ou peut-il poser des conditions ? Vous est-il arrivé de devoir persuader ?
Non, il n’y a même pas de conversation : je parle de ce que je suis venu faire et je suis déjà entrain de le faire. Il n’y a jamais de moment d’exposé ou de prise de rendez-vous pour le faire plus tard. J’arrive et je suis déjà dans la quête et donc très naturellement lorsque je sens que ça plaît au gens, je me sens à l’aise pour sortir ma caméra et commencer à filmer. Et là on en parle plus. Mais il faut que ce désir continue à vivre tout au long du tournage, tout au long du montage et après à la diffusion du film. Et là avec Hilaire, le personnage principal du Temps des amoureuses, on est en train de monter une séance près de l’endroit où il travaille. Ce qui me plaît, c’est que les gens prennent le relais, organisent des choses avec le film.
Est-ce que vous diriez alors que votre démarche prévaut sur le résultat (le film en tant qu’objet)?
Non. Parce que la démarche inclut tout le travail d’écriture et de montage dans lesquels on se pose en permanence la question du travail en cours, de l’objet en cours d’élaboration et de la place du spectateur par rapport à cet objet. Donc le film n’est pas du tout accessoire. Il est l’objet en même temps que le moteur, en même temps que le résultat de la démarche.
Comment s’opère dans votre façon de travailler l’équilibre entre la part d’intuition et la part de réflexion ?
J’ai fait peu de films. Ce qui signifie que pour chaque film il y a un long temps d’observation, de mûrissement, de… j’allais dire de réflexion mais ce n’est pas vrai. Parce que réflexion veut dire quelque chose d’actif et en fait je laisse le temps aux choses de venir, sans les forcer. Donc c’est peut-être ici qu’il y a quelque chose d’intuitif : attendre que quelque chose se passe. Ce n’est pas une intuition hyperactive, je n’ai pas une idée tous les jours… c’est dans mon rapport au temps que l’intuition se développe.
Et pourtant, dans le travail documentaire il faut souvent faire un choix dans l’instant. Pour cadrer quelque chose par exemple. Dans une scène du Temps des amoureuses, vous faites le choix de descendre de la voiture pour accompagner l’un des personnages qui retrouve le décor de la séquence des baisers du film d’Eustache…
Oui, c’est vrai. Et ce qui est important c’est à la fois de faire le choix de descendre et de continuer à filmer, sans casser le plan. Je filme, je cadre Hilaire qui conduit et je sors de la voiture en même temps qu’Ernest qui était sur le siège passager, et je le récupère dehors sans avoir cessé de me concentrer sur le cadre. Pour moi c’est cela qui est important : ce plaisir de filmer. C’est-à-dire que le cadre c’est l’attention que l’on a au monde, aux gens. Cette attention passe par l’écoute mais aussi par le cadre. C’est pour cela que je filme moi-même mes films. Parce que c’est important pour moi d’être attentif au monde en construisant cette image du monde. Et cette petite image, il faut veiller à la sauver en permanence. C’est-à-dire qu’au moment où la voiture s’arrête et que la séquence est en train de se transformer en quelque chose de plus chaotique, il faut quand même réussir à sauver cette image, à ce que le plan soit continu.
Quelles sont vos références cinématographiques ?
Beaucoup de choses. Pas seulement du documentaire, de la fiction aussi. Ce qui me plaît c’est la démarche. Sentir une cohérence entre ce qui est montré et la manière dont s’est montré. Récemment j’ai vu un spectacle de théâtre de Corine Miret et Stéphane Olry qui m’a plu. Ils font du théâtre et de la vidéo. Je me sens assez proche d’eux, peut-être plus proche d’eux que de pas mal de cinéastes. Mais c’est normal finalement parce que ma démarche est presque plus proche de celle d’un plasticien ou de quelqu’un qui fait du spectacle vivant.
En France, le scénario est l’étape incontournable pour se voir attribuer des subventions… Comment faites vous ?
C’est un peu compliqué, oui. Parce que la particularité c’est que mes films s’écrivent en se faisant, et même après au montage. Or c’est vrai ce que vous dites, pour avoir des subventions, il faut donner un scénario, et la plupart du temps avant le tournage. Alors j’écris un projet, mais c’est un peu une alternative entre deux mensonges : soit j’écris une histoire qui n’est pas celle du film pour avoir l’argent, soit je fais lire la vraie histoire du film sans dire qu’elle a déjà été tournée. Je ne sais pas quel est le bon mensonge ! (rires) Mais finalement j’ai fait des films avec peu d’argent, et autoproduits, ce qui m’octroie une très grande liberté.
Quel sens a pour vous l’expression « faire du cinéma » ?
Ce n’est pas facile de répondre… C’est trouver une idée, vivre avec pendant cinq ans, jusqu’à ce qu’il y ait un film à montrer à un public.
On peut dire que vous, vous ne « faites pas du cinéma », mais plutôt que « vous vivez cinéma »…
Oui. Je vis avec le film.