Barrage est un film qui affiche d’emblée le désir de jouer avec la persona de ses deux actrices principales (Lolita Chammah et Isabelle Huppert) — en témoigne la scène inaugurale, qui semble amorcer un duel au sommet entre les deux comédiennes. D’où l’envie vous est-elle venue de jouer à nouveau sur cette confrontation (déjà exploitée notamment par Marc Fitoussi dans Copacabana) ?
Cette idée n’était pas déjà présente en amont du casting ; je n’ai jamais décidé d’écrire Barrage spécifiquement pour Lolita Chammah et Isabelle Huppert. C’est Lolita que j’ai repérée en premier lieu, alors que je l’avais vue en 2015 dans la mise en scène des Larmes amères de Petra von Kant réalisée par Thierry de Peretti pour le Théâtre de l’Œuvre. Elle y jouait le rôle de la servante muette. C’est seulement par la suite que j’ai pensé à Isabelle Huppert, actrice que j’admire depuis longtemps et dont je suis attentivement la carrière. J’ai eu l’intuition que sa présence enrichirait le film, et c’est pourquoi j’ai été ravie que Lolita Chammah et Isabelle Huppert acceptent de jouer ensemble dans mon film !
Lolita Chammah est ici aux prises avec une figure duale qui semble marquer un tournant dans sa carrière de comédienne : simultanément jeune mère plutôt extravertie et « jeune » fille bridée par une mère omnipotente, elle oscille pendant tout le film entre une forme de légèreté puérile et une gravité insondable. Comment avez-vous travaillé avec elle pour trouver cet équilibre subtil ?
J’ai eu envie d’exploiter cette facette du jeu de Lolita Chammah lorsque je l’ai vue interpréter la servante muette dans la mise en scène de Thierry de Peretti. Elle arrivait à faire tendre le côté enfantin de son personnage vers une certaine gravité, et vice-versa. C’était certes un rôle muet qui lui avait été attribué, mais dans son interprétation, elle parvenait à exprimer parfaitement cette contradiction, sans recours au langage verbal. Pour la préparer au rôle, j’ai fait visiter à Lolita Chammah les lieux-clés du tournage afin qu’elle puisse s’imprégner de leur atmosphère et je lui ai fait écouter la musique composée pour le film par Petra Jean Phillipson. Nous avons également choisi ensemble les costumes du personnage de Catherine et, naturellement, effectué une ou deux lectures de scénario avec Thémis Pauwels et Isabelle Huppert. Mais très honnêtement, je n’ai pas à proprement parler préparé Lolita à son rôle, je n’ai pas orienté son travail d’actrice dans une direction particulière. Elle savait ce qu’elle faisait et moi, j’avais confiance en elle : c’est ce lien de confiance entre Lolita et son personnage d’une part, entre Lolita et moi-même d’autre part, qui a façonné son jeu dans Barrage.
Venons-en à la mise en scène en elle-même : Barrage est un film riche en scènes d’extérieur, où la nature est filmée en écho aux tourments de Catherine et d’Alba. Cette proximité avec les éléments a‑t-elle représenté pour vous un enjeu particulier en termes de réalisation ?
Oui. Le plus difficile pendant ce tournage fut certainement d’arriver à me plier à une météo capricieuse, beaucoup plus que je ne l’avais imaginé. Le tournage s’est déroulé entre la mi-avril et la mi-juin, et j’avais osé espérer un temps assez stable. Or, il a énormément plu et beaucoup neigé : à titre d’anecdote, à un moment donné, le niveau du lac autour duquel se noue l’intrigue était devenu tellement élevé, à cause des précipitations, que certains de mes décors ont été endommagés. Mais finalement je pense que le film a vraiment profité de cette météo tumultueuse. La végétation dense, les nuages lourds, tout cela contribue à créer l’atmosphère pesante dont j’avais besoin pour raconter cette histoire. Plus particulièrement, je trouve que la neige qui commence à tomber donne une teinte émotionnelle puissante à la scène de dispute entre Catherine et Alba au bord de la route. Globalement, ces imprévus de tournage ont donc été des adjuvants plutôt que des obstacles à la réalisation du film : tout cela a probablement donné plus d’intensité aux scènes de conflit entre Lolita Chammah et Isabelle Huppert, que j’ai adoré tourner, et qui dégagent une électricité particulière.
Isabelle Huppert, justement, tient dans Barrage un rôle très particulier — au générique elle est presque créditée du statut d’invité (« avec la participation d’Isabelle Huppert »), alors qu’elle a ici une présence phénoménale : même lorsqu’elle n’est pas physiquement présente à l’écran, Alba et Catherine semblent se heurter à la toute-puissance du personnage qu’elle interprète (Élisabeth), subordonnées qu’elles sont à cette mère et grand-mère d’une extrême ambivalence.
Oui, bien sûr. Dans le film, on arrive, je crois, à sentir la présence d’Isabelle Huppert dans son absence même. Pour arriver à rendre palpable cette présence-absence, je souhaitais placer quelques scènes fortes en début de film, afin que les spectateurs puissent ensuite se représenter l’emprise du personnage d’Élisabeth tant sur Alba que sur Catherine. Après avoir vu ces scènes de confrontation, d’altercation entre ces trois figures féminines, et en particulier entre Catherine et Élisabeth, il me semble que l’on conçoit d’autant mieux le besoin irrépressible qu’a Alba de parler de sa grand-mère, de la rendre présente par la parole.
Ce choix d’écriture s’incarne de façon très convaincante dans une scène-pivot : Catherine et Alba sont arrivées dans la maison de vacances familiale. Catherine ouvre les tiroirs d’une commode et en sort un à un des vêtements ringards, qu’elle feint de vouloir faire porter à sa fille, laquelle se met bien vite en colère. Ce qui commençait comme une banale scène de dispute vire alors au soliloque inquiétant : Catherine se met à singer la rigidité d’Élisabeth, et Lolita Chammah tourne presque ici en dérision le jeu très précis de sa propre mère.
C’est très certainement la scène qui a subi le moins de modifications au cours de l’écriture ! En effet, c’est une scène-clef, puisque c’est à ce moment précis que l’on comprend à quel point tout est instable, que tout peut basculer au sein de cette relation très singulière entre mère et fille. C’est la première fois dans le film que l’on sent cette agressivité du personnage de Catherine, sans pour autant que celle-ci ne soit filmée comme un monstre, comme un être fondamentalement méchant. Tout l’enjeu de cette scène était celui de la justesse de ton : il fallait trouver le moyen le plus juste de donner à voir la perte de repères d’Alba, son désarroi face à sa mère lunatique. Avec Marie Nimier, ma co-scénariste, nous avons trouvé rapidement les dialogues : l’essentiel du travail qui restait encore à faire était une question de jeu et Lolita Chammah a brillamment relevé le défi — défi qui consistait ici principalement à trouver la bonne progression. Il ne fallait pas qu’elle verse trop dans la caricature, tout en conservant une grande liberté de jeu du début à la fin : comme on le voit, elle oscille entre la jovialité et l’abattement. Nous avons fait plusieurs prises de cette scène, mais je dois dire qu’elles se valaient toutes, à quelques détails près.
Vous avez évoqué précédemment le plaisir de tourner les scènes de confrontation entre Élisabeth et Catherine. Très tôt dans le film, vous semblez en effet prendre un plaisir particulier à filmer non seulement la tension entre les deux personnages, mais aussi celle qui s’établit entre les actrices, entre Isabelle Huppert et Lolita Chammah — notamment dans la scène des retrouvailles, lorsque Catherine entre par effraction dans le domicile de sa mère. Était-ce quelque chose que vous souhaitiez mettre en avant, ou bien avez-vous capté cela de façon plus ou moins fortuite ?
Comme je l’ai expliqué au début de cette interview, j’ai d’abord commencé le travail avec Lolita Chammah avant de faire appel à Isabelle Huppert. Étant donné qu’elles sont mères et fille dans la vraie vie, il y a de toute évidence quelque chose de leur relation qui reste absolument mystérieux, que l’on peut éventuellement filmer mais que l’on n’arrivera jamais à défaire ni à disséquer. Sur le plateau, je les ai considérées l’une et l’autre comme des actrices parfaitement autonomes, sans me soucier véritablement de leur rapport de filiation dans la vraie vie. Mais j’aime par ailleurs que l’on puisse, en tant que spectateur, déceler cette dimension dans ce que j’ai filmé. Quelque chose qui s’est produit devant la caméra et que j’aurais enregistré sans y prêter réellement attention.
À l’heure actuelle, avez-vous d’autres projets de réalisation ?
Oui, je suis actuellement en train d’écrire un film autour d’une figure féminine, comme c’est déjà le cas pour Barrage. J’ai envie de parler de mémoire et de… Je trouve qu’il n’y a pas de mot en français pour exprimer cela, ne serait-ce qu’un terme approchant : « Sehnsucht ».
… Qui évoque inévitablement le second film de cinéma de Valeska Grisebach, dont c’est précisément le titre. L’avez-vous vu ?
Oui, et je l’aime beaucoup. Mais mon prochain film explorera une autre dimension de ce mot. Ce sera l’histoire d’une femme qui se perd, et qui, peut-être, finit par se retrouver.