En décembre dernier, la 16e édition du festival Kinotayo accueillait à Paris une rétrospective consacrée au documentariste japonais Kazuhiro Soda, actif depuis 2007 mais dont les films sont longtemps restés inédits en France. Son tout dernier long-métrage, Professeur Yamamoto part à la retraite, est sorti début janvier en salles. Accompagné de sa productrice Kiyoko Kashiwagi (qui répond aussi à nos questions), Soda réalise ce qu’il appelle des « films d’observations », obéissants à dix principes sous forme de contraintes : pas de recherches sur un sujet avant le tournage, pas de script, pas de musique, pas de voix off, et pas non plus de financements.
La fonction du langage est essentielle dans vos films et les propos des personnages guident souvent vos mouvements de caméra. Par exemple, dans Inland Sea, une dame âgée vous parle de son fils et, ce faisant, vous amène tout en haut d’une montagne. À mesure que son récit progresse, les efforts pour marcher apparaissent de plus en plus difficiles.
Kazuhiro Soda : Je crois que nous portons tous quelque part une sorte d’armure ou de masque. Il est extrêmement rare que l’on révèle intégralement son intériorité. Mais il y a des moments dans la vie où, de façon très subreptice, ce que j’appelle « la partie la plus tendre du cœur » apparaît. Ce que j’essaie de capter dans mes films, c’est ce moment d’ouverture à l’autre.
Dans Campaign 1 et 2, vous captez les moments de vulnérabilité du candidat Kazuhiko Yamauchi [NDLR : aux élections municipales de la ville de Kawasaki], mais aussi cette armure que les hommes politiques semblent revêtir. Ce sont des personnages qui se mettent en scène et qui ne dévoilent rien de leur intériorité.
J’ai précisément tendance à voir Campaign et Mentalcomme deux représentations opposées, l’une relevant d’une certaine distance, propre au langage politique, et l’autre d’une attention et d’une écoute permanentes. À mon avis, ce jeu de va-et-vient entre ouverture et fermeture au monde peut s’avérer extrêmement épuisant pour certains d’entre nous. Au point d’aller chercher de l’aide dans des institutions médicales ou psychiatriques comme la clinique Chorale de Mental.
Dans Campaign 2, vous refusez de couper votre caméra, alors que deux candidats le demandent explicitement. À l’inverse dans Mental, certains patients semblent chercher la caméra pour prendre la parole et vous leur offrez cette visibilité. Comment décidez-vous d’enregistrer une parole plutôt qu’une autre ?
Avant de faire des « films d’observation », j’ai travaillé pendant sept ans comme journaliste à la télévision. Je réalisais des documentaires ou des capsules pour les informations télévisées. J’ai toujours été très mal à l’aise, par exemple dans le cadre de conférences de presse, lorsque tous les journalistes braquaient leurs caméras sur la même personne. Il fallait jouer des coudes pour obtenir le meilleur plan possible et cet exercice ne me plaisait pas du tout. Par nature, je crois que j’ai toujours tendance à céder ma place, à laisser les autres se battre entre eux, pour mieux regarder ce qui se passe à côté. Les éléments périphériques qui n’ont a priori aucune importance, tels qu’un chat qui traverse le cadre, m’intéressent bien plus qu’un simple zoom sur le visage de la personne qui parle. Je crois que j’ai aussi envie de laisser la place à ceux qui, en général, ne sont jamais dans la lumière mais qui n’en demeurent pas moins importants. C’est le cœur de mon travail.
Au moment de réaliser ces films, aviez-vous comme projet de lancer un débat, d’ouvrir les yeux d’une partie du public ?
Je dirais que le simple fait de filmer une chose tend à la modifier. La réalité est forcément différente quand il n’y a pas de caméra. De la même manière, à partir du moment où l’on filme des images et qu’on les présente aux spectateurs, elles vont nécessairement avoir une influence sur ces derniers. Quand bien même j’aurais voulu donner une image neutre ou objective d’une situation, ou a contrario exprimer un point de vue plus prononcé, le film n’est jamais reçu comme on l’attend. Chaque spectateur le perçoit différemment, selon sa position. Mon objectif n’a jamais été de changer la société en la filmant. Ce qui m’intéresse dans un sujet, c’est d’en tirer un film, des images que je peux partager avec le public pour en discuter avec eux, afin de partager ma vision du monde.
À ce sujet, dans Campaign 1, certains habitants font part de leurs problèmes au candidat Kazuhiko Yamauchi, dans l’espoir que celui-ci puisse les résoudre une fois élu. Une vieille dame se plaint par exemple d’un égout qui déborde en bas de chez elle. Dans Campaign 2, nous la retrouvons six ans plus tard, alors que le problème a été résolu. Yamauchi vous explique cependant que ce n’est pas grâce à son élection mais à cause de votre film, vu par l’un des fonctionnaires de la mairie, que des mesures ont été prises.
Oui, mes films ont forcément des répercussions plus ou moins importantes dans la vie des gens que je filme. Pour nous, la condition sine qua non au tournage de Mental était que les visages des patients ne soient pas floutés. Sans cela, le film n’aurait pas été réussi. Or ce désir nous a causé beaucoup de complications, puisque l’on nous a fortement accusés avec ce parti pris de ne pas prendre en compte les droits fondamentaux des patients, notamment celui à l’anonymat. Il y a aussi des patients qui étaient très anxieux à la veille de la sortie du film, certains ont même menacé de se suicider si le film venait à être projeté. Et en même temps, il était pour nous fondamental que leurs visages soient à découvert. Finalement, nous avons à nouveau discuté avec eux et les choses se sont arrangées. Ce qui est intéressant, c’est qu’après la sortie au Japon de Mental, les médias japonais ont largement diminué leur manière de flouter les visages des patients. C’est l’un des effets insoupçonnés du film que le professeur Yamamoto, directeur de la clinique Chorale, nous a rapporté. C’est à mon avis une excellente chose ! On dit toujours que l’on floute les visages pour protéger la vie privée des patients, ou pour ne pas porter atteinte à leur intimité, or, à mon sens, l’effet produit plutôt l’inverse. En anonymisant ces individus, on les stigmatise et on les relègue au ban de la société. On a trop souvent tendance à considérer que les patients atteints de maladie psychiatrique ou psychique sont un tabou pour la société. Pour moi, le propos du film a quelque part trouvé son incarnation dans ce recul de l’emploi du flou, même s’il s’agit d’un effet collatéral que nous ne pouvions pas prévoir.
Se sentir en confiance
Kashiwagi Kiyoko, en tant que productrice, étiez-vous chargée de vous assurer que les personnes filmées étaient consentantes ?
Kashiwagi Kiyoko : Oui, entre autres. La négociation du droit à l’image et de tourner dépend vraiment des projets. Lorsque l’on a tourné Mental, je suis directement allée à la clinique pour m’entretenir individuellement avec chacun des patients, afin de savoir s’ils étaient d’accord pour être filmés. Pour Professeur Yamamoto part à la retraite, j’ai simplement exposé notre projet au docteur au téléphone et il m’a donné son accord plutôt facilement, comme on se connaissait depuis Mental. Concernant Oyster Factory [NDLR : sixième film d’observation sur l’ostréiculture d’une petite île de la mer intérieure du Japon, que l’on retrouve dans le film suivant de Soda, Inland Sea], je connaissais l’un des pécheurs et je me suis entretenue avec lui. On évoquait tout à l’heure le fait que les gens ne se livrent pas forcément facilement : mon travail consiste justement à les mettre suffisamment en confiance pour qu’ils acceptent de se confier. Il faut que ces discussions préalables se passent de la façon la plus simple possible, sans trop de rigidité, pour que le tournage se passe bien. Par ailleurs, les négociations peuvent intervenir à différents stades du projet. Il ne s’agit pas de fixer les sujets à traiter lors de réunions de travail (ce que l’un de nos dix principes nous interdit), mais de nous assurer du consentement de chacun. Pour certains films, comme Oyster Factory, il peut arriver en cours de tournage que l’on nous demande d’arrêter. Dans ces cas, j’interviens à nouveau et j’essaie de comprendre leurs réticences afin de tomber sur un commun accord qui nous permettrait de poursuivre le film. L’idée est de les amener à se sentir suffisamment en confiance.
Intervenez-vous à d’autres moments dans les films ?
K. K. : Oui, le moment où j’interviens le plus est le montage. Soda monte seul, puis on regarde ensemble sa première version et je lui donne mon avis.
K. S. : Pour Inland Sea, c’est Kiyoko qui a eu l’idée de passer le film en noir et blanc, alors que j’avais déjà étalonné le film en couleur. Au départ j’étais contre, mais j’ai essayé, et effectivement c’était mieux. Par ailleurs, il y a plus de plans de coupe et d’inserts dans mes premiers films.
Vous êtes adepte du plan long, c’est même l’un de vos dix principes, mais on trouve parfois dans vos films des inserts sur des mains ou des feuilles.
K. S. : C’est une technique sur laquelle je me reposais beaucoup lorsque je travaillais à la télévision. Depuis, je tente de m’en détacher et de laisser le plan se déployer sur toute sa durée, mais je me rends compte que l’habitude persiste. Quand je revois mes premiers films, comme Mental, je suis très surpris de m’être autant reposé sur cet outil de montage. J’essaye désormais de filmer une séquence dans son intégralité, par exemple entre le professeur Yamamoto et un patient, de façon à donner la sensation d’une scène qui se déroule au présent.
Vous mentionnez dans vos dix principes le fait de tenir votre caméra, mais n’en dites pas plus sur la prise de son. Vous avez parfois recours à des micros-cravates, mais il semble que la prise de son s’opère la plupart du temps depuis votre caméra. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette part de votre travail ?
K. S. : Le son doit absolument être du direct, pris au moment de l’action. Pour moi, il n’est pas possible de séparer l’image du son, ce qui implique que je me positionne toujours en fonction du son. Même si on a une très belle image, un très beau cadre et une très belle action, si l’on n’entend pas ce qui se dit, on ne peut pas utiliser la séquence. J’ai toujours un casque et je me positionne en fonction de la distance qui me permet de capter tout ce qui se dit. Après, je décide au montage de garder ou non certaines séquences, puis je passe énormément de temps au mixage. De cette façon, la parole des personnes que je filme, qui ne sont pas des comédiens, est tout aussi intelligible que celle des politiciens rompus à l’exercice.