Faut-il voir dans Maniac Shadows une traversée intime, voire biographique de l’œuvre de Chantal Akerman, comme nous y invite de prime abord cet écran où l’artiste lit le manuscrit de Ma mère rit sur la scène d’un théâtre ? Ou faut-il y voir un dispositif plus complexe, au centre duquel un « je » se confesse et se souvient, mais ordonne aussi un trajet dans une œuvre, présente dans les pièces avoisinantes comme les organes autour du cœur qui les fait battre ? Pour le lecteur qui a été touché par la simplicité et l’intensité de Ma mère rit, publié en 2013, le paysage qui se dessine dans les six salles de l’exposition à la Ferme du Buisson est évidemment maternel : c’est cette enfance brute quittée à regret dans Saute ma ville, le premier court-métrage de la jeune artiste belge, c’est ce dialogue au titre bizarre sur la transmission, enregistré avec sa mère pour la radio, et ce sont encore les images de son tout dernier film, No Home Movie, où la présence fantomatique de la mère ne cesse d’annoncer son extinction. Les obsessions de la « ressasseuse»» formeraient donc un puzzle égotiste depuis ses débuts jusqu’à sa fin — cette fin fameuse dont on sait qu’elle confond plus ou moins celle de la fille et celle de la mère. Certes, mais Maniac Shadows n’est pas la dernière installation de l’artiste belge : rien de posthume dans un travail qu’elle avait conçu et, en partie, montré avant sa disparition, et dont certaines pièces sont bien plus anciennes. Quant à l’obsession biographique, elle n’a de sens que pour nous, pour nous aider à mettre des mots sur cette matière à la fois brute et miroitante que nous livre Chantal Akerman, où les reflets de sa vie – ses amours, ses ancêtres, ses visions – bougent au gré d’un vent sentimental.
Restent l’expérience ou la « performance », qui sont sensibles et interrogatives : c’est une expérience du temps. Mais à l’inverse du temps d’un film projeté en salle, dont Akerman rappelait que seul le réalisateur le maîtrisait, et non le spectateur (celui de Jeanne Dielman… n’est pas près de l’oublier !), celui d’une visite est vagabond. Le visiteur s’y promène, éventuellement, il s’arrête, il regarde, puis il repart : ce temps-là lui appartient. Il ne subit aucune loi et n’est attaché à aucune démonstration : pas surprenant dès lors qu’Akerman se soit à ce point, et si souvent, prise au jeu de la galerie d’art, du musée ou de l’ « installation ». Maniac Shadows propose ainsi un vaste et beau puzzle photographique de clichés extraits de divers films ; le visiteur peut y scruter les images qu’il croit reconnaître, y percevoir des répétitions, y calculer des retours, comme pour y trouver un refrain, un ordre caché – qui sait : une leçon ? — alors que plus haut, dans la ronde infernale d’une vision circulaire dans sa chambre à coucher, Akerman ressasse encore sur ce qu’elle peut montrer et sur ses limites. Il est évidemment question du temps dans Maniac Shadows, comme dans l’intériorité immobile et obsessionnelle de Là-bas, comme dans le temps radoteur et prisonnier de La Captive. Mais un temps d’autant plus vaste qu’il englobe tout, qu’il avale tout : le déferlement des souvenirs des femmes et l’enfermement dans les souvenirs, ces villes et ces paysages qu’elle a traversés et filmés, les sons et les impressions. Tout, c’est-à-dire près de cinquante ans de carrière ramassés en six salles d’une exposition vivante. L’inverse d’un hommage.
Entretien avec Julie Pellegrin, directrice du centre d’art de La Ferme du Buisson, et commissaire de l’exposition Maniac Shadows :
Julie Pellegrin, l’exposition Maniac Shadows, qui est montrée jusqu’au 19 février 2017 à La Ferme du Buisson, a été « imaginée avec Chantal Akerman avant sa disparition » : pouvez-vous nous en dire plus sur le travail que vous avez menée avec la cinéaste sur ce projet, avant sa mort il y a un peu plus d’un an ?
Pour l’édition de « Nuit Blanche » à Paris en 2013, la première artiste que nous avions invitée, Chiara Parisi et moi, était Chantal Akerman. Elle venait alors de réaliser à New York sa dernière installation, Maniac Shadows, et tenait beaucoup à la présenter en France. Pour des raisons techniques, la pièce n’avait pas pu être montrée dans le même contexte. Maniac Shadows étant la rencontre d’un texte – le roman qu’elle était en train d’écrire, Ma mère rit – et d’images, Chantal avait alors proposé une lecture live de son manuscrit. Seule sur la grande scène du Théâtre du Châtelet, elle avait offert une véritable performance parlée de six heures d’affilée. Après cette première collaboration, nous avons poursuivi nos échanges à propos de ce tournant que prenait son travail autour du son, de la voix, et d’une approche que je qualifierais de plus « performative ». L’idée est alors née d’un projet multiple à la Ferme du Buisson, qui aurait rassemblé une exposition autour de Maniac Shadows, une rétrospective des longs-métrages, que Chantal aurait accompagnée de lectures, de rencontres et d’une reprise reprise du spectacle « D’Est en musique » qu’elle avait créé ici avec Sonia Wieder-Atherton en 2005. L’ensemble du projet reposait sur la présence physique de Chantal ; nous avons dû le reconfigurer après sa disparition, tout en restant fidèle à l’esprit initial. L’exposition est donc conçue comme un prolongement de nos discussions – non pas comme une exposition posthume mais comme un espace habité par Chantal, par sa voix et sa présence. Les projections au cinéma sont systématiquement accompagnées par des prises de paroles de ses collaborateurs ou d’artistes, et Sonia Wieder-Atherton intervient régulièrement par le biais d’un dialogue musical avec les œuvres.
Dans votre propos sur Maniac Shadows, vous insistez sur l’héritage du travail de Chantal Akerman dans les arts plastiques, or l’artiste est surtout connue et reconnue comme cinéaste. Chantal Akerman corrélait la contrainte nouvelle du circuit de production et de diffusion à l’œuvre dans le cinéma – en gros, l’obligation de faire le plus d’entrées dans un temps très court, deux ou trois semaines – au recours, de plus en plus fréquent, à l’exposition (dans un musée, une galerie, ou un centre d’art aujourd’hui) pour montrer ses films. Doit-on selon vous voir dans Maniac Shadows une œuvre de cinéma montrée dans un espace d’art ?
C’est drôle que vous posiez la question de cette manière car nous avons organisé cette semaine une rencontre autour de No Home Movie, son dernier long-métrage, au cinéma de la Ferme du Buisson. Et certains spectateurs faisaient remarquer à Claire Atherton, la monteuse de Chantal Akerman, qu’ils avaient eu l’impression de voir plus qu’un film, peut-être une exposition, en tous cas « quelque chose pour lequel il faudrait inventer un nouveau mot ».
C’est là la force d’Akerman : avoir incessamment transgressé et aboli les frontières et les catégories. Comme pour Maniac Shadows, les images de No Home Movie ont été filmées pendant plusieurs années, de manière disparate, sans intention préalable de format. Pour autant, Chantal n’a jamais souhaité montrer ses films en tant que tels dans des musées. Elle a toujours conçu et pensé ses installations très précisément, en prenant en compte les spécificités de l’espace et de la temporalité de l’exposition, ce qui a fait d’elle une pionnière de ce que Dominique Païni a appelé un « cinéma élargi ». Investir l’espace muséal était pour elle une manière de travailler dans le temps présent, sans le délai et la lourdeur imposés par les processus de production cinématographique, mais aussi une manière de donner de l’espace au regardeur, elle qui a toujours cherché à ne pas « voler le temps du spectateur » et à lui laisser une grande liberté d’interprétation.
Photographie, cinéma et vidéo, livre (Ma mère rit, 2013) / documents sonores : l’exposition Maniac shadows est conçue comme un ensemble multimédia, au sens propre. À cet éclatement s’ajoute une circulation dans plusieurs époques de l’œuvre de l’artiste, de son premier court à son tout dernier long, dont on reconnaît les images dans l’une des salles de l’exposition. Maniac Shadows était-elle conçue par son auteur comme une traversée testamentaire dans son œuvre ? Doit-on y voir selon vous l’affirmation, en plus d’une cohérence, d’une obsession (« maniac ») biographique, annoncée en quelque sorte par l’exposition Maniac Summer de 2009 ?
Ce que nous essayons de mettre en évidence avec ce projet, c’est l’aspect fondamentalement pluridisciplinaire de l’œuvre, qui a toujours navigué avec une grande liberté entre cinéma de fiction, documentaire, politique, expérimental, installations, musique, littérature, et même la danse – Claire Atherton soulignait récemment la dimension chorégraphique du montage chez Akerman. Maniac Shadows est à ce titre emblématique puisque différents média y sont mis en relation avec une grande cohérence. Chantal Akerman y pousse plus avant encore la disjonction entre images fixes, images en mouvement et textes que dans Maniac Summer mais il n’y a pas d’obsession biographique. L’exploration incessante qui caractérise le travail – elle disait d’elle-même qu’elle était une « ressasseuse » – s’apparente plutôt à une quête autant formelle qu’identitaire, nourrie par une mémoire personnelle et collective. Si l’autobiographie est très présente dans cette exposition, elle n’est qu’un matériau qui donne son intensité au travail et qui sert à développer une pensée du monde et de sa contemporanéité résolument universelle.
La mère (sa vieillesse, sa disparition, son souvenir) est un élément très présent dans l’exposition – elle semble même en être le centre, le cœur. Cette présence est troublante dans les deux dernières œuvres de la cinéaste : No Home Movie, dernier long – métrage sorti sur nos écrans en début d’année, et cette exposition où Chantal Akerman lit notamment des extraits de son ouvrage Ma mère rit. Vous avez souhaité ajouter à cette pluralité la musique, avec des récitals de la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton, qui composa plusieurs musiques pour les films de Chantal Akerman. L’exposition conçue avec l’artiste ne prend-elle pas le risque de se transformer en hommage, y compris par ses proches ?
La relation à la mère est non seulement un sujet mais aussi une matrice pour l’ensemble du travail. Notamment, en effet, pour interroger la possibilité – ou l’impossibilité – d’une transmission. Chantal Akerman questionne inlassablement sa mère sur son expérience des camps que celle-ci ne veut ou ne peut pas aborder, et on voit qu’au fil des années celle-ci commence à parler.
De la même manière que Chantal Akerman a réalisé No Home Movie après la mort de sa mère pour continuer d’être avec elle, nous avons travaillé à cette exposition pour qu’elle ne soit surtout pas perçue comme un hommage mais comme une manière, pour nous et pour le public, de passer du temps avec Chantal. De ne pas se retourner vers le passé mais de comprendre ce qu’elle a à nous transmettre maintenant. Comme le dit l’artiste Marcelline Delbecq – qui fera une performance le 14 janvier autour d’Hôtel Monterey – revoir les œuvres de Chantal Akerman aujourd’hui, « c’est refuser obstinément de lui dire au revoir ».