Pour sa première année comme directrice artistique du festival Entrevues, Elsa Charbit a conservé la structure établie ces dernières années concernant la programmation hors compétition. Quant aux compétitions, elles mêlent désormais films français et internationaux et montrent une inflexion vers un cinéma plus facilement accessible au grand public, en privilégiant toujours des premières œuvres témoignant d’une approche singulière.
Absences remarquées
Grand prix Janine Bazin, le film de l’Argentin Mateo Bendesky Los miembros de la familia accompagne Lucas et sa grande sœur au moment de leur arrivée dans une mystérieuse maison aussi familière que repoussante – ils refusent même d’entrer dans l’une de ses pièces. Laissant au spectateur le soin de faire ses propres déductions, le cinéaste nous invite à suivre ses personnages dans une errance figée, celle du deuil. Leur immobilisation forcée dans la station balnéaire où leur mère a souhaité que soient accomplies ses dernières volontés coïncide avec l’interruption du cours de leurs vies par la mort. L’impossibilité physique de quitter le lieu du drame qui les affecte semble les forcer à se confronter à une réalité qu’ils auraient aimé fuir. Los miembros de la familia s’attache principalement au personnage du frère, mis à nu jusqu’à l’inconscient par des scènes de rêves. Le deuil se présentera finalement comme un processus libérateur pour cet adolescent, une occasion de remettre en question ses acquis, et de s’autoriser à redéfinir son identité.

Après la nuit de Marius Olteanu
Plus mystérieux encore, le film roumain Après la nuit (Monstru) est quant à lui structuré autour d’un enjeu qui reste insaisissable, jusqu’à une conclusion assez banale. Entre-temps, le réalisateur Marius Olteanu aura cependant accompli un petit tour de force : instiller une tension, sans recourir à des effets faciles, mais en misant sur un travail de la durée, du détail et de la surprise. La stratégie du cinéaste ne consiste pas à épouser les questionnements de ses personnages – leur intériorité nous reste très opaque –, mais à nous faire partager avec eux l’expérience d’une temporalité. Construit en triptyque, le film raconte deux nuits et un jour émaillés d’incidents, de rencontres plus ou moins heureuses, de mensonges petits et grands, vécues par une femme et un homme. Si le dénouement du film paraît finalement un peu anecdotique au regard de la tension accumulée, Marius Olteanu n’en aura pas moins démontré un talent de conteur singulier qui pourra trouver meilleurs usages.
Images à multiples fonds
Le parcours du Bus 96 de Louis Séguin pourrait, au premier abord, sembler plus prévisible : dès son ouverture, la caméra se trouve à bord d’un bus et donne à voir le trajet filmé depuis l’une de ses fenêtres, tandis que se fait entendre la conversation de deux amis. Celle-ci tourne bientôt au monologue lorsque le personnage d’Hugues entame le récit d’un projet de film. Ce dispositif pourrait se suffire à lui-même, mais se voit bientôt rompu par l’incursion du narrateur en voix off, qui désacralise ce que l’on vient d’entendre en précisant qu’il s’agit d’une simple redite de récits antérieurs, de même que les images que nous voyons ont déjà été vues des centaines de fois au gré de trajets récurrents sur la même ligne de bus. Ce vécu répétitif se voit contaminé par un ailleurs, à mesure que des trouées dans l’image convoquent d’autres souvenirs. Un ultime retournement met tout le récit en abyme, introduisant une historicité dans ce qui semblait être le présent du récit – le trajet en bus. En prise avec une génération volatile et en quête de sens, Bus 96 s’avère d’une grande complexité dans la façon émouvante dont il ne cesse d’enrichir son récit de nouvelles strates, tout en dépouillant progressivement ses personnages de leurs armes culturelles pour en révéler la fragilité.

Bus 96 de Louis Séguin
Autre film littéralement multicouches, puisqu’il emploie intensivement la surimpression, le moyen métrage de Mario Valero Rodeo se présente comme une collection d’images captées au gré de pérégrinations européennes, puis réunies et façonnées par un montage fondé sur des jeux d’échos visuels. Le temps du souvenir y est rendu sensible par l’apparition récurrente d’une femme captée dans l’intimité, au sein d’images où elle paraît singulièrement présente. Cette figure rencontre celles peintes sur les murs d’églises italiennes, reflétées dans des flaques d’eau ou rencontrées sur la route. Dans ce Rodeo peu bavard, deux scènes parlées traitent tout de même du langage, mais sur le mode du déplacement – un rêve interprété, un texte traduit. De la même façon, le réel est ici abordé tel un texte apte à être détourné de son sens originel : l’œil accroche sur des détails du monde et de ses représentations, auxquels il donne un contexte qui les transfigure. Les images de Mario Valero, tournées en mini DV, ne sont pas sans évoquer celles que Stan Brakhage pouvait créer avec sa Bolex : il semble que le réalisateur catalan ait su lui aussi voir dans les choses du quotidien la lumière qui nous les rend visibles, ainsi que le cosmos qui les englobe. Il dessine ainsi le lien et la distance entre l’univers des interactions amicales et amoureuses et une perception plus intime, qui les nourrit.
(O.C.H.)
Déserts habités
En associant souvenirs, cauchemars et fragments de réel, Amin Sidi-Boumédiène joue également de la superposition des couches dans Abou Leila. À la croisée des genres, ce premier long métrage aux accents lynchéens suit deux amis dans leur traversée du désert à la recherche d’un terroriste nommé Abou Leila. Son existence est en réalité fantasmée par l’un des deux personnages, qui se révèle atteint de troubles mentaux. Présenté comme un « zombie », ce dernier est à l’image du désert qui l’entoure : quelque part entre la vie et la mort, le rêve et la réalité. C’est dans cet espace aride, où il se retrouve seul face à lui-même, qu’il réussit à remonter aux origines de sa folie. Celle-ci prend racine dans l’enfance, dont le film offre quelques réminiscences : celle d’un père qui veut le forcer à tuer une chèvre pour prouver qu’il est un homme ou d’un guépard sanguinaire figurant dans une histoire que lui racontait sa mère. Si le désert est un miroir tendu au personnage, il est aussi le reflet d’un pays hanté par les guerres civiles de la décennie noire. Dans cette œuvre crépusculaire, le cinéaste esquisse ainsi une véritable histoire de la violence, tant sur le plan intime que politique.

143 rue du Désert de Hassen Ferhani
Le deuxième long métrage de Hassen Ferhani, 143 rue du désert, se déroule également dans le Sahara où Malika tient seule un restaurant. En dépit de son dénuement, l’endroit apparaît comme un véritable royaume dont elle serait la souveraine (son prénom signifie « reine » en arabe). Si cette femme sans enfant, mari ni famille peut d’abord sembler isolée, son commerce constitue pourtant un véritable carrefour, un lieu de passage où de nombreux voyageurs s’arrêtent pour prendre de ses nouvelles. Le monde s’invite ainsi à sa table à travers les routiers, imams, migrants ou musiciens qui lui rendent visite. La plupart lui racontent un pays au bord du chaos, où le travail manque, les étrangers sont renvoyés chez eux et le capitalisme laisse les plus démunis, comme Malika, sur le carreau. Celle-ci craint la concurrence d’une station-service en construction à côté de chez elle, qui pourrait bien lui ôter son gagne-pain. Même les fictions qui contaminent ce récit documentaire (la métamorphose d’une fenêtre en parloir de prison, un acteur qui prétend ne plus retrouver son frère) sont hantées par le spectre de l’enfermement et de la disparition. Chacune d’elle révèle cependant une note d’humour, qu’accentue la présence généreuse et enjouée de cette attachante « gardienne du vide ».
En silence
Le centre ornithologique de L’Île aux oiseaux de Maya Kosa et Sergio Da Costa se situe aussi en marge du monde, tout comme Antonin, qui vient y faire son apprentissage après une longue maladie. Le jeune homme se fond rapidement dans cet environnement paisible, où le temps semble suspendu et où tout se révèle empreint d’une grande délicatesse, des gestes du personnel jusqu’à la voix de la vétérinaire. La vie y est pourtant parfois cruelle : chaque jour il doit tuer des rats afin de nourrir les rapaces, comme un lointain écho du monde violent qu’il doit se préparer à affronter. La santé fragile du personnage, qui s’endort régulièrement et va même jusqu’à s’évanouir, l’apparente aux oiseaux blessés dont il s’occupe. Tout comme eux, Antonin est en phase de réadaptation : il doit soigner ses blessures avant de pouvoir voler des ses propres ailes. Sa guérison sera ainsi filmée comme l’envol d’un oiseau, dans un très beau plan où le personnage disparaît en même temps que la chouette qu’il vient de libérer.

L’Île aux oiseaux de Maya Kosa et Sergio Da Costa
Dans Then Comes the Evening, on assiste à nouveau au déroulement d’un rituel silencieux, où chaque geste est effectué avec précision et familiarité. Maja Novaković y filme le quotidien de deux femmes qui vivent en autosubsistance dans une montagne isolée de la Bosnie. Les gros plans révèlent la peau marquée des personnages, semblable à la terre qu’elles travaillent du matin au soir. Malgré son âpreté, le film trouve une grande douceur à travers l’amitié entre ces paysannes qui ne se parlent pas, mais s’entraident et prennent soin l’une de l’autre. En témoignent ces quelques plans où l’un des personnages coupe les ongles de son amie, puis la peigne avec tendresse. Tout en plans fixes et longs, le film dresse avec patience et minutie le portrait croisé de deux femmes et du paysage qui les entoure.
Saison et sentiments
Un lien très fort unit également les personnages de Wet Season d’Anthony Chen (Prix d’Aide à la distribution Ciné+) à leur environnement, à travers la météo qui se fait l’écho de leurs sentiments. La pluie ponctue ainsi les événements tragiques de leur existence, qu’il s’agisse d’un décès, d’une rupture amoureuse ou de l’échec de Ling, professeure de mandarin, à avoir des enfants. Si la métaphore peut sembler lourde, le cinéaste fait pourtant preuve de plus de nuances dans sa manière de filmer la relation entre l’enseignante et son jeune élève Wei Lun sans porter aucun jugement. De la même manière, le film offre une vision à la fois lucide et joyeuse de la vieillesse, à travers le beau-père infirme et muet de Ling, qui semble retrouver une seconde jeunesse au contact de Wei Lun. En dépit de son intrigue prévisible et de ses personnages parfois caricaturaux, Wet Season se révèle finalement assez émouvant, suivant avec bienveillance la création de cette petite famille alternative.

Wet Season d’Anthony Chen
Dans Aline de Simon Guélat (Mention du jury pour le court métrage), la saison influence également les sentiments des personnages, puisque l’arrivée de l’hiver retire à Alban ses rendez-vous nocturnes avec Julien, le plongeant dans une tristesse profonde. Si cette adaptation du roman éponyme de l’écrivain suisse Charles-Ferdinand Ramuz demeure assez académique dans sa mise en scène, le cinéaste prend cependant quelques libertés par rapport à l’œuvre originale. Il substitue ainsi à l’héroïne un jeune homme androgyne, sans pour autant faire de l’homosexualité le sujet du film (à l’exception d’une scène assez regrettable où Alban est explicitement moqué par un groupe de garçons virils). L’action est transposée dans une station de ski, décor à la fois moderne et archaïque qui n’est pas sans évoquer l’univers de Virgil Vernier. La rencontre entre les amants a lieu dans une cabine téléphérique, où les vapeurs euphorisantes et l’amour qui flottent dans l’air étourdissent Alban. Le cinéaste sauve également son personnage d’une destinée funeste en remplaçant le suicide d’Aline par une danse joyeuse et émancipatrice. Ce faisant, il signe une œuvre qui capture avec justesse la naissance du sentiment amoureux.
(C.C.)