Depuis les nombreuses années que le festival Arte Mare de Bastia existe, la rédaction de Critikat.com n’avait encore jamais eu l’occasion d’y mettre les pieds. Pourtant, il aurait été bien dommage d’ignorer plus longtemps le travail phénoménal de cette équipe de bénévoles et de passionnés qui animent avec conviction et générosité ce rendez-vous de la cinéphilie corse. Riche en projections et en rencontres, cette édition 2016 était axée sur la thématique de « l’avenir », joli prétexte pour construire des ponts avec la littérature en invitant les écrivains Pierre Bordage, Jaumé Cabré et Pierre-Joseph Ferrali, ou encore pour proposer une rétrospective où se côtoyaient quelques classiques comme Alphaville (Anna Karina avait fait le déplacement), Interstellar, Minority Report ou bien 2001, l’Odyssée de l’espace. Comme il n’est malheureusement pas possible d’assister à toutes les projections proposées sur huit jours, notre attention s’est portée sur la compétition pour laquelle trois jurys étaient réunis : aux côtés des courts-métrages (parmi lesquels Fais le mort de William Laboury – le plus solide de la sélection – fut récompensé) et des films corses (qui ont marqué le sacre d’Afrika Corse de Gérard Guerrieri et Sandtown Project de Francescu Artily), se sont côtoyés sept longs-métrages venus du pourtour méditerranéen, donnant un panorama passionnant et contrasté de cette région désormais au centre de toutes les attentions géopolitiques.
Pour autant, les sept films sélectionnés n’étaient pour aucun d’entre eux portés par la question de la migration. À contre-courant de nombreux films vus en festival ces derniers mois et qui dressent une nette tendance (Isola de Fabianny Deschamps ou encore Fuocoammare de Gianfranco Rosi), Arte Mare a fait le choix de sélectionner des œuvres qui offrent une plongée dans l’immobilisme politique et sociétal qui paralyse bon nombre de ces pays alors qu’ils sont à un tournant de leur histoire. C’est par exemple le cas d’Abluka – Suspicions d’Emin Alper, trip paranoïaque placé dans un futur proche autour de deux frères tentant de survivre dans les quartiers périphériques d’Istanbul où la désolation et le chaos règnent sans partage. Si on peut juger que le réalisateur a parfois la main un peu lourde pour démontrer cette violence institutionnelle (une lumière excessivement blafarde, un son parfois saturé), il est tout de même troublant de constater à quel point le film, tourné bien avant la tentative de coup d’État et l’état d’urgence répressif décrété par la suite, offre un écho particulier aux dérives autoritaires d’Erdogan en montrant un pouvoir déshumanisé qui n’œuvre plus pour la protection de ses citoyens. La seconde partie du film, quasiment exclusivement axée sur le délire de persécution d’un des deux frères, donne à Abluka – Suspicions une ampleur dramatique qu’il convient de saluer. Cette proposition de cinéma, à la fois frontale et dépouillée, est d’autant plus courageuse que le réalisateur est désormais privé de sortie de territoire.
Une autre vision pessimiste fut celle du réalisateur belge Stephan Streker qui, avec Noces raconte le quotidien d’une adolescente d’origine pakistanaise qui refuse le mariage arrangé par ses parents avec un garçon du pays. Si nous nous éloignons un peu des rivages méditerranéens, le propos du film fait néanmoins écho au lourd poids de la tradition des mariages arrangés au sein de la communauté musulmane et qui pose la question de l’écart entre la tradition du pays d’origine et la réalité du pays d’accueil. C’est d’ailleurs dans cette dichotomie trop schématique que réside le malaise : à trop vouloir faire un exposé sur les dérives communautaires, le réalisateur donne l’impression que toute remise en question de la tradition ne peut déboucher que sur un échec. Ce fatalisme, qui devient intéressant lorsque la grande sœur bienveillante tient finalement un discours culpabilisant à l’égard de la rebelle de la famille en ayant elle-même pleinement intégré ce système qui la prive d’une liberté de choix, vient pourtant écraser le libre-arbitre de notre jeune héroïne dont chaque décision semble conditionnée par cette épée de Damoclès. Certains y verront une tragédie aux accents shakespeariens tandis que d’autres se questionneront sur les risques d’une telle fiction à s’inspirer de manière complaisante des faits divers les plus terribles pour stigmatiser la communauté musulmane.
Sur un sujet similaire, Hedi, le premier long-métrage du réalisateur tunisien Mohamed ben Attia, est incomparablement plus intéressant. Justement récompensé par le Grand Prix Arte Mare, ce film, co-produit par les frères Dardenne, est une nouvelle démonstration de la belle vitalité du cinéma tunisien post-Ben Ali, quelques mois après la sortie d’À peine j’ouvre les yeux de Leyla Bouzid (récompensé l’année dernière par le Prix du public). Hedi est un jeune homme de trente ans qui rêverait de voir éditer ses bandes dessinées mais qui, pour répondre aux exigences de sa famille, s’apprête à épouser une jeune fille qu’il connaît à peine tout en gagnant sa vie en sillonnant les routes de Tunisie pour vendre des Peugeot aux entreprises pourtant touchées de plein fouet par la crise économique. À la différence de Noces, la réussite d’Hedi tient du fait de ne pas enfermer son personnage principal dans un système. Certes, le film offre une peinture sans concession d’une Tunisie touchée de plein fouet par la désertification des touristes (des hôtels fantomatiques, des activités proposées pour une maigre poignée de badauds, etc.) mais ce cadre entre en parfaite résonance avec la déshérence du jeune homme. Il suffira d’une rencontre fortuite, une jeune tunisienne libre et indépendante, pour faire basculer le film dans une toute autre dimension : le corps se montre, l’expression des désirs aussi, libérant momentanément les personnages du carcan qui les enferme. C’est d’ailleurs à ce seul moment que les personnages font référence à la « révolution de jasmin », comme si les promesses et les espoirs qu’elle avait portés pouvaient de nouveau retrouver leur sens.
Cet optimiste raisonné et post-euphorie révolutionnaire fait également tout le sel de Le Ruisseau, le Pré vert et le Doux Visage, le nouveau film de Yousry Nasrallah qu’on avait cru – visiblement à tort – abattu par la tournure décevante prise par la révolution égyptienne. Quatre ans après les grandes attentes formulées dans Après la bataille, le réalisateur de Femmes du Caire revient avec un film à la richesse exubérante qui emprunte autant à Bollywood qu’à son maître Youssef Chahine (qui lui aussi s’était laissé plus d’une fois séduire par la comédie musicale). Lors d’un mariage rassemblant plusieurs familles, les couples se font et se défont, au gré d’une orgie de nourriture et de sexe absolument réjouissante. Passé maître dans l’art de l’artifice, faisant de chaque plan une scène de théâtre où les personnages passent sans cesse des coulisses au premier plan, Yousry Nasrallah s’approprie tout ce que peuvent généreusement offrir le cinéma et le pouvoir de la fiction pour conjurer la déprime ambiante. Mais croire que l’auteur a mis de côté son goût pour le politique au profit d’une bluette déconnectée de la réalité égyptienne serait un bien malheureux procès : au terme d’un rebondissement dramatique qui mettra en exergue la corruption d’un pays qui ne respecte pas les idéaux de ceux qui ont espéré un changement, le film s’achèvera par une étonnante allégorie sur la résistance par le bonheur à l’ennemi cynique.
C’est cette même résistance et ce refus du compromis qui fait également toute la beauté de Theeb, l’enfant du désert, coproduction jordanienne, qatarienne et anglaise. Le réalisateur Naji Abu Nowar revient sur la colonisation de la péninsule arabique par le prisme d’un enfant qui, seul survivant de sa communauté après un règlement de comptes, se retrouve au beau milieu du désert à devoir cohabiter pour survivre avec un ennemi blessé. Le resserrement de l’enjeu autour de ce duel, soutenu par un montage ciselé, une mise en scène qui fait la part belle à des décors étouffants par leur immensité et à des dialogues minimalistes, distille une tension que le récit parviendra à conserver jusqu’à son dénouement. Cette incursion dans le passé, bien plus convaincante que l’exercice de style empesé de Marco Bellocchio qui – avec Fais de beaux rêves – s’est fourvoyé dans un drame psychanalytique pas loin d’être indigeste, entre en parfaite adéquation avec l’objectif éditorial que s’était fixé le festival lors de cette nouvelle édition : amener les spectateurs à se questionner sur les rouages du passé pour appréhender l’avenir sans jamais céder à la tentation du repli sur soi.