On accepte qu’il n’y ait pas trente-six façons de filmer un musicien : ce dernier doit être face à la caméra avec son instrument, si possible appliqué à jouer, ou bien peut, à la limite, évoquer son art et ce qui l’anime. Cela aboutit à un documentaire, une captation live, ou bien un hybride de ces deux objets cinématographiques. Pour s’approcher au plus près de Jeff Mills, DJ de Detroit qui porte en lui la musique techno et ses manifestations, la réalisatrice Jacqueline Caux a choisi l’essai filmé, dans un cadre et un format expérimentaux.
Pour la première projection du film en public, Man From Tomorrow a bénéficié des meilleures conditions possibles de diffusion – et les spectateurs, de leur côté, de réception : une image lumineuse et contrastée, un son enveloppant, percutant, qui favorise l’immersion. Les 45 minutes d’images, présentées comme un « portrait » de Jeff Mills, ne vont pas sans la bande sonore que le DJ a créée et arrangée, spécialement pour les besoins de l’œuvre. D’autant plus que le musicien à l’oreille cinématographique : conscient de l’alchimie possible entre la musique et les images, il s’est déjà essayé à la composition de nouvelles bandes originales, pour Metropolis et Les Trois Âges, et officie régulièrement comme VJ, video-jockey, une activité qui mêle mix de musiques ou de sons, et d’images.
Sur un versant culturel, la techno est innervée par une esthétique futuriste, faisant des sons un langage, et de ceux qui les composent des messagers avec les étoiles, la voie lactée et les vastes espaces inconnus vers lesquels il faut lever les yeux. La première séquence de Man From Tomorrow, avec une caméra qui se rapproche d’un Jeff Mills baigné dans une forte lumière aux tendances stroboscopiques pour scruter ses traits d’alien, évoque sans équivoque l’imagerie des autres formes de vie descendant sur Terre. La vérité est ailleurs, mais Mills en a ramené un peu avec lui.
Ne faire qu’un avec la machine
Jacqueline Caux, par ailleurs, connaît parfaitement son sujet : pas forcément Jeff Mills, personnage distant et mystérieux auquel elle laisse d’ailleurs toute son intimité, mais la musique techno. Autrice du documentaire Cycles of the Mental Machine, tourné à Detroit et référence sur la musique techno issue de la Motor City, elle en étudie et écoute depuis longtemps les rythmes futuristes, les collages électroniques et les envolées éclectiques. Après la première confrontation, frontale, la cinéaste reporte son attention sur les outils de Jeff Mills : non pas les instruments, platines et tables de mixage, quasi absentes du film, mais ses mains. C’est là toute l’étrangeté inhérente à la techno : ne travailler qu’avec des machines, des objets en apparence froids et mécaniques, et en tirer les expressions d’émotions humaines. Agencer des sons, absolument éloignés de notre perception traditionnelle de la musicalité, pour en faire des œuvres mélodieuses, source d’une appréciation des sens. C’est la machine qui nous parle, l’achèvement d’une maîtrise de l’outil technique et industriel par la sensibilité, en somme (Detroit fut longtemps le fleuron de cet âge industriel, centre de la production automobile des États-Unis, avant la faillite, officielle depuis décembre 2013).
Ou, plutôt, c’est Jeff Mills qui fait parler la machine, se pose comme l’interprète d’un dialogue inédit : au milieu d’individus courbés sous le poids d’une standardisation humaine, il évolue sans difficulté dans les couloirs de la Cité de la Musique. Ces plans qui s’appuient sur l’architecture de Christian de Portzamparc, les plus conformes aux canons de l’image cinématographique, portent en eux l’expression la plus concrète de la techno, celle d’une maîtrise exceptionnelle de la technologie. C’est un changement de perspective qui amène Jeff Mills et les musiciens techno à considérer la machine comme transcripteur d’émotions : c’est un changement de perspective qui amène l’humain à s’accorder à la machine, sans que l’outil ne soit plus pointé comme responsable d’un asservissement de l’espèce. Ce n’est pas l’existence de l’outil qui détermine son usage, mais l’inverse. La voix off du DJ, qui intervient ponctuellement pour éclairer sa vision du monde, ne dit rien d’autre, tout comme le plan où des mains se libèrent peu à peu de câbles électriques.
Plonger dans un bain sonore
Les images qui accompagnent la musique fondent une symbiose entre les deux modes d’expression qui dérive directement d’un travail en commun (Jeff Mills a envoyé une sélection de morceaux à la cinéaste, qui lui a à son tour adressé des rushes, à partir desquels il a recréé une musique plus proche de l’expérience attendue), tendant vers l’immersion sensorielle la plus complète possible. Pour favoriser l’apparition de cet état particulier chez le spectateur, Jacqueline Caux n’hésite pas à faire durer ces plans fixes sur les mains du DJ ou son ombre reflétée. Les effets de lumière, produits sans retouches ou effets numériques, animent ces instantanés successifs qui gravitent autour des sujets de Man From Tomorrow : la techno et Jeff Mills.
Le travail sur la lumière, que l’on pourrait ici rapprocher des expérimentations cinétiques menées au sein du GRAV (Horacio Garcia Rossi, notamment, attiré par les mouvements imperceptibles de la lumière), participe grandement à la participation active du spectateur : des traits de lumière se dessinent, sans que l’on ne sache quelle forme ils vont dévoiler, un bandeau lumineux, sur un côté de l’écran, apparaît et reparaît comme s’il martelait les rythmes de Mills… Pour ces scènes-là, Jacqueline Caux semble manipuler la lumière comme les musiciens techno le son, en essayant de se débarrasser de la conception a priori de son usage. Une perspective expérimentale et prospective, qui sied particulièrement bien au son de la techno, sans basculer dans des effets clipesques ou strictement biographiques. Ces plans, moins évidents, participent finalement plus à l’immersion au cœur des intentions d’un musicien et d’une cinéaste : Man From Tomorrow ne parcourt pas les intégrales de la discographie et de la biographie de Jeff Mills, mais les sens correctement sollicités en savent beaucoup plus, à l’arrivée.