En proposant du 31 octobre au 7 novembre 2017 un focus sur le cinéma documentaire colombien fait par des femmes, le Forum des Images a dû faire face à une triple difficulté : dans un pays encore marqué par le patriarcat et où l’État fait preuve d’un soutien financier modéré envers la production nationale, on imagine bien que le documentaire féminin est réduit à peau de chagrin, ne disposant que de très peu de moyens de subsistance et de diffusion. Pourtant, en témoigne la sélection des quelques films ici projetés, on y retrouve une vitalité créatrice et un engagement politique sur lesquels il convient de s’attarder : si d’un point de vue formel, tous les films ici sélectionnés ne se valent pas, ils constituent néanmoins le témoignage vibrant d’une Colombie entrée de plein fouet dans le 21e siècle, entre bouleversements sociétaux, crise économique et reconnaissance des peuples indigènes. Ce sont d’ailleurs ces trois thèmes qui n’ont cessé dès la fin des années 1960 d’irriguer les films de Marta Rodríguez, pionnière du genre et encore aujourd’hui considérée comme une référence en la matière : avec Chircales, tourné sur plus de cinq ans entre 1966 et 1971, elle filme par exemple le quotidien d’une famille de briquetiers, quasiment réduits à l’esclavage tant leurs conditions de travail sont extrêmement difficiles. Tourné avec peu de moyens, le film se caractérise par un dispositif minimaliste où la belle photographie en noir et blanc et toute en contrastes permet au corps des travailleurs de mieux imprimer la pellicule. Clairement influencée par le travail anthropologique de Jean Rouch, la caméra sait s’attarder sur les rituels des membres de cette communauté parmi laquelle de nombreux enfants, comme sur leurs gestes inlassablement répétés jusqu’à l’usure. Mais, surtout, le film arrive à se saisir du conditionnement social dont les exploités était victimes et qui permettait à l’époque de tels abus. Dans Nuestra Voz de Tierra, Memoria y Futuro (1982), la réalisatrice, attachée à dénoncer toutes les injustices, filme également le combat des communautés indigènes (auquel peut faire écho dans cette sélection le court-métrage Wuejia Nyi (El Camino del Viento) de Diana Marcela Torres Llantén qui suit le parcours effectué par de jeunes enfants indigènes isolés pour se rendre dans leur école). Plus contemporain, à l’heure où les FARC ont déposé les armes et où les Colombiens redécouvrent certaines zones de leur pays, La Toma del Milenio s’intéresse au sort des familles déplacées pendant la guerre civile.
Dialogue entre passé et présent
L’un des dispositifs les plus intéressants de la sélection revient au diptyque construit par Catalina Villar autour de la seconde plus grande ville de Colombie. Le premier des deux documentaires, Les Cahiers de Medellín, fut tourné en 1998, à une époque où la cité souffrait d’une criminalité élevée et d’une réputation désastreuse, héritée du tristement célèbre cartel de Pablo Escóbar. Dans les favelas régnait une violence qui endeuillait constamment les familles : c’est cette parole que la réalisatrice est allée enregistrer à l’époque, celle de ceux qui ont perdu un frère, un fils, un père et qui ont fini par s’habituer à voir leurs familles décimées. Guidé par un profond sentiment d’altérité, le film offre un bel espace d’expression aux habitants meurtris par la tragédie de leur ville : dans le cadre d’ateliers pensés pour nourrir le film, les témoins de cette violence ont couché sur papier leurs inquiétudes, leurs espoirs, leurs certitudes et leurs interrogations. C’est tout ce processus de verbalisation que la caméra enregistre avec patience : de l’atelier à la lecture du témoignage, l’écrit trouve une résonance particulière avec le défilement des images de la ville impassible et anonyme, étendue à l’infinie sur les versants de montagne. Dix-huit ans plus tard, la réalisatrice est retournée sur les mêmes lieux tourner La Nouvelle Medellín pour rendre compte des profonds bouleversements qui ont permis à la métropole de devenir en un temps record un modèle de réhabilitation aux yeux du pays entier. Première ville de Colombie à s’être dotée d’un métro, nettement mieux organisée, Medellín a mené une incroyable bataille contre le trafic de drogue et la corruption. Cette évolution spectaculaire offre un écho d’autant plus bouleversant aux mots de ceux qui, dix-huit ans plus tôt, confiaient leur désespoir de n’avoir pu naître ailleurs. Pour autant, la réalisatrice reste suffisamment lucide pour ne pas se limiter à un portrait angélique de cette cité revenue de loin : d’expropriations aux violentes inégalités sociales qui persistent et se creusent, Medellín a peut-être momentanément laissé dompter ses nombreuses favelas, la colère continue néanmoins de gronder.
Saut dans le 21e siècle
Cette sélection de films est aussi un témoignage des spectaculaires avancées sociétales dont la Colombie fut l’actrice au cours de ces dernières années. Pays profondément catholique, elle a par exemple autorisée en 2016 le mariage pour les couples homosexuels (comme d’autres pays sud-américains avant elle : l’Argentine, le Brésil ou encore l’Uruguay). Juntas de Laura Martínez Duque et Nadina Marquiso propose le portrait d’un couple de femmes sexagénaires, le premier à s’être marié en Amérique du Sud et qui, après quelques années d’exil en Argentine (premier pays à avoir légalisé les unions entre personnes de même sexe), décide de revenir dans sa Colombie natale. Si le dispositif filmique est beaucoup trop monotone et conventionnel (des conversations enregistrées sur de nombreux paysages qui défilent pour symboliser le chemin parcouru), le film offre néanmoins le portrait émouvant de deux femmes entrées très tôt en résistance contre un ordre conservateur. Dans un mouvement inverse à celui d’un retour au pays, le documentaire Il y aura tout le monde de María Isabel Ospina dresse le portrait d’une famille éclatée au lendemain de la crise économique qui a particulièrement affecté les classes moyennes. Utilisant sa caméra comme d’autres écriraient leur journal intime, la réalisatrice essaie de démontrer par l’enregistrement de la parole comment la situation économique d’un pays vient distendre les liens au sein d’une même famille, condamnant certains membres de celle-ci à l’exil. Si ce parti-pris de la caméra-stylo donne parfois l’impression que la réalisatrice ne sait pas bien où elle va et qu’en résulte un montage qui se contente trop souvent de juxtaposer les séquences, le film offre néanmoins quelques belles séquences au cours desquelles quelques intervenants confient leur désespoir, María Isabel Ospina trouvant toujours la juste distance avec son sujet (alors qu’elle est directement concernée sur le plan affectif) pour ne pas sombrer dans la complaisance. Son film est à l’image de cette intéressante sélection où l’intégrité du dispositif n’est jamais incompatible avec l’expression d’une profonde empathie.
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