En prolongement de notre critique de Tenet, quatre de nos rédacteurs reviennent sur l’intérêt et les limites du cinéma de Christopher Nolan.
Josué Morel : Pour commencer, j’aimerais partir d’une scène-clef de The Dark Knight, qui me semble être la matrice du cinéma de Christopher Nolan depuis maintenant dix ans, et dont Tenet constituerait une sorte de prolongement un peu monstrueux. Il s’agit de la séquence des ferries, qui marque à l’intérieur du « système Nolan » le recours privilégié au montage parallèle, procédé qui, depuis les grandes batailles du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson, est devenu l’une des caractéristiques du blockbuster contemporain. La scène est structurée en plusieurs strates : les deux bateaux qui se tiennent en joue, la tour du sommet de laquelle le Joker tire les ficelles, puis la vision d’ensemble que Batman obtient grâce à un sonar lui permettant de voir l’ensemble du décor où il affronte son adversaire. Tous les films suivants reprendront et systématiseront cette structure, d’Inception, bien sûr, jusqu’à Dunkerque. On pourrait poser l’hypothèse que Nolan, quand bien même il donne à cette charpente une structure et un sujet à chaque fois différents, se retrouve quelque part pris dans une boucle qui le mène aux mêmes impasses.
Timothée Gérardin : Dans Dunkerque, il tord la narration, tout de même.
J. M. : Il tord en fait la narration à chaque fois, mais différemment.
T. Gérardin : Oui, mais dans Dunkerque, il n’y a pas de justifications scénaristiques à stratifier. C’est en quelque sorte gratuit.
Sylvain Blandy : Non, ça sert un effet très précis. Au-delà de la dimension temporelle, de la manière dont il dilate là aussi le temps, la chose participe d’une logique d’intensité.
J. M. : C’est là où je voulais en venir, la logique d’intensité que j’évoquais dans la critique du film lors de sa sortie.
S. B. : Si le récit est structuré ainsi, c’est moins tant à cause d’un argument de scénario que pour produire cet effet. En emboîtant différentes durées, il crée une intensité plus grande, puisque le moindre geste se voit inscrit dans une perspective qui l’englobe.
J. M. : Ce qui pose tout de même la question du dispositif employé pour tenir cette intensité : à quel « niveau » se joue le montage chez Christopher Nolan ? Je crois qu’il peut avoir ici et là des idées de découpage, mais reste au fond animé par une vision avant tout narrative du montage. Le montage relève chez lui d’une logique d’assemblage. Il agence des blocs de séquences, chose à laquelle on pourrait par ailleurs trouver une dimension opératique et musicale, puisque que cela revient également à coordonner des grands mouvements…
T. Gérardin : Oui, pour créer une atmosphère, une ambiance…
J. M. : Tout à fait, sauf qu’il me semble qu’un autre problème se pose alors – comme dans Inception, les problèmes sont emboîtés : Nolan confond souvent la musique et le rythme. C’est quelque part ce que verbalise de manière étonnante la scène d’ouverture de Tenet, dont l’action se passe dans un opéra. On a d’abord une idée au fond assez classique d’ouverture…
S. B. : C’est l’orchestre qui répète, se prépare…
J. M. : Exactement, on se prépare à rentrer dans le film, sauf qu’au moment où la musique doit commencer, elle est remplacée par du rythme, avec le surgissement des terroristes. C’est le tac-tac des fusils, les coups des semelles sur le sol, jusqu’au vrombissement de la bande-son signée Ludwig Göransson.
S. B. : D’ailleurs, le nom de la boîte de production de Nolan, Syncopy, renvoie déjà au rythme.
J. M. : En effet, c’est presque un lapsus.
S. B. : J’imagine que c’est censé évoquer l’amnésie, et la confusion (le logo est un labyrinthe), mais ça désigne aussi le spasme.
T. Gérardin : Oui, oui, dans ce cas-là, oui… Mais en plus de ce montage rythmique, il existe aussi un montage plus « atmosphérique ». Je pense notamment aux introductions de ses films, comme dans Le Prestige. On est sur des assemblages, des associations d’idées, etc. C’est aussi le cas dans Tenet avec les scènes de souvenir de Kate (Elizabeth Debicki), qui relèvent d’une forme d’impressionnisme.
Failles et ouvertures
S. B. : Ce qui est aussi compliqué, c’est que ce « système Nolan » que nous esquissons est en vérité assez souple.
J. M. : C’est juste.
S. B. : Par exemple, Interstellar a précisément un côté plus atmosphérique que survolté. Ne serait-ce que dans sa bande-son : on n’y retrouve pas les coups de semonce d’Inception (le fameux « tam tammm » – avec ce deuxième temps appuyé qui souligne le poids de l’urgence ou de l’imminence), ou le « tic-tac » de Dunkerque, mais plutôt des boucles de sons éthérés, des envolées lyriques, etc.
J. M. : Si Interstellar est peut-être en effet le film le plus convaincant et émouvant de Christopher Nolan, il ne peut pas s’empêcher de revenir à des automatismes que nous venons d’évoquer, comme ce montage alterné entre la ferme dévastée par les flammes et puis…
T. Gérardin : Quand le héros se bat avec Matt Damon !
J. M. : Voilà. Il revient toujours obsessionnellement à des scènes d’action ; or, ce n’est pas son fort ! L’assemblage demande une certaine patience, comme dans la scène d’Inception où le personnage de Joseph Gordon-Levitt ficelle les corps en suspension dans l’ascenseur… Mais lorsqu’il doit filmer des affrontements ou de la vitesse, c’est souvent prosaïque ou peu lisible. Cf. cette scène d’Interstellar, où Matthew McConaughey va aux confins de l’univers pour se battre avec Matt Damon dans un immense désert. Il y a tout de même une forme d’impasse de l’imaginaire, en même temps qu’une impuissance à filmer certaines choses qui reviennent pourtant inlassablement dans ses films.
S. B. : Dans la première mouture de mon texte sur Tenet, j’avais employé l’expression de « montage d’attraction », que vous m’aviez fait couper légitimement, car elle renvoyait aux théories d’Eisenstein, ce qui n’était pas du tout l’idée. Mais j’ai dit ça parce qu’il y a vraiment l’idée d’attraction au sens « forain » du terme, comme une suite de numéros. Tenet met d’ailleurs en scène des braquages qui sont supposés être faits « pour de vrai ».
T. Gérardin : À ce propos, un élément revient beaucoup dans les interviews de Nolan depuis la promotion de Dunkerque : il ne cesse d’insister sur la notion que le cinéma reste avant tout une expérience, en expliquant par exemple que pour lui le cinéma c’est 2001 l’odyssée de l’espace, qu’il a vu enfant avec son père. Pour la promotion de ce film-là, il explique dans l’interview de Première : « Mon ambition était de faire ce que Leone a fait avec le western. Quand il réalise Il était une fois dans l’Ouest, il n’a pas besoin de revoir les westerns. Il n’a besoin que de ses souvenirs, de ses sensations. C’est la seule manière de s’attaquer à l’iconographie d’un genre. » Il y a chez lui une forme, à nouveau, d’impressionnisme, que je trouve intéressante car elle nous apprend trois choses : la première, c’est l’attachement à l’expérience concrète, à la pellicule, etc. La deuxième, c’est qu’au fond son cinéma est animé par la perspective maniériste de reprendre son « impression d’un genre » et de l’adopter à son imaginaire. La troisième, enfin, est que la nostalgie se trouve au fondement de son regard.
J. M. : Dans Tenet, l’ennemi est d’ailleurs le futur.
Thomas Grignon : Sauf que dans Interstellar, c’était des hommes du futur qui donnaient le moyen de sauver la Terre…
T. Gérardin : Oui, c’est l’inverse dans Interstellar. On y fantasmait un passé idéalisé, là où dans Tenet, en effet, c’est désormais le futur qui vient nous vampiriser…
S. B. : Pour rebondir sur la différence entre Tenet et Interstellar, que je n’ai pas revu depuis sa sortie, il y avait pas non plus l’idée que le rêve d’un enfant était déjà inscrit dans l’avenir ?
J. M. : Oui, tout repose sur une perméabilité de l’univers, entre le passé et le futur.
S. B. : Du coup, on revient un peu à la même idée, c’est une sorte de nostalgie, c’est-à-dire une chose qui venait de l’enfance…
T. Gérardin : Ah oui en effet, même si l’entrelacs entre les temps obéit avant tout à une logique émotionnelle.
T. Grignon : Effectivement, je crois que l’expérience de Nolan comme spectateur est le principe qui permet de comprendre la façon dont il construit ses films. J’ai d’ailleurs une théorie sur Nolan : de la même manière que la logique d’intensité qu’il emploie dans son montage est supposée donner toujours plus au spectateur, la plupart de ses héros, depuis Memento et jusqu’à Tenet, sont pris au piège de stratégies de diversion pour que leur quête ne s’achève pas. À mon sens, il y a trois phases dans le cinéma de Nolan au regard de la question de la finitude et du temps. Premièrement, dans ses premiers films, les personnages ont une conception de la durée indexée sur leur perception. Dans Memento, Leonard Shelby a un problème de mémoire qui fait que son approche du temps est cyclique. Deuxièmement, à partir du Prestige, puis dans Inception, la stratégie de bifurcation employée par Nolan pour que son récit soit virtuellement infini, c’est la démultiplication ; démultiplication des personnages ou démultiplication des niveaux de réalité. Troisièmement, c’est le temps lui-même qui se révèle potentiellement sans fin, car il est relatif : de même que, dans Interstellar, sept ans s’écoulent sur Terre quand une heure passe sur une des planètes visitées, une heure en avion semble durer aussi longtemps qu’une journée en mer et une semaine pour l’armée de terre dans Dunkerque. Il devient possible de dilater n’importe quelle durée afin d’enchâsser infiniment les aventures, de sorte que l’histoire ne semble jamais « s’arrêter ».
S. B. : C’est une logique d’épuisement complet. Mais ce qui est curieux dans Inception, c’est qu’il choisit de mettre un niveau définitif (les limbes), en-dessous duquel on ne peut pas s’enfoncer.
T. Grignon : Oui, mais ces limbes fonctionnent justement comme un espace-temps infini, de même que le tesseract dans Interstellar. Or, il me semble que Nolan tire de ces stratégies une logique de montage : il va coller les uns aux autres différents niveaux de réalité. Cette dynamique trouve son pic dans Dunkerque, où le film consiste uniquement à articuler différents niveaux de durée afin de créer une narration continue.
J. M. : Elle est pas continue, elle va vers un point culminant.
T. Grignon : Oui, mais chaque instant va pouvoir se dilater dans un autre…
J. M. : Je suis d’accord avec cette idée de dilatation, mais cette idée d’un récit sans fin avec un personnage qui irait contre ne me semble pas coller.
T. Grignon : Il me semble que le vol plané final de l’avion reproduit l’idée qu’on accède virtuellement à une stase infinie du temps.
J. M. : Sauf qu’on le voit finalement à terre… À la rigueur, je peux comprendre que ça puisse être le cas dans Inception, où la logique consiste à revenir à la scène traumatique du héros (l’adieu manqué à ses enfants) pour la rejouer. C’est le cas aussi dans Memento, par le truchement d’un trucage, et on peut imaginer que dans Tenet le personnage ne va cesser, après la fin du récit, de voyager entre le passé et le présent…
S. B. : Oui, mais dans Tenet, il n’y a pas à proprement parler de dilatation du temps.
J. M. : Si, à un moment où il fait quelque part son Inception au carré (magique), et je pense que c’est là l’impasse du film, cette logique d’intensité impliquant qu’il faut donner toujours plus, toujours pousser le système plus loin. Il s’agit de la bataille finale où, en fin de compte, le montage est truqué. Plus exactement, l’un des protagonistes fait son propre montage à l’intérieur du montage : le personnage de Pattinson. Il étire l’action en se triplant à l’intérieur d’elle.
T. Gérardin. : Oui, en faisant des allers et retours, il crée un temps plus long.
J. M. : Voilà, c’est lui le pivot un peu secret de la scène, puisque en gros, il va stratifier une situation déjà décomposée en plusieurs parties. La séquence repose à l’origine sur trois strates : le camp bleu, le camp rouge, puis ce qui passe au Vietnam sur le yacht. À l’intérieur de cette structure, de ce temps triplé – et c’est pour cette raison que je parle d’Inception au carré – le personnage de Pattinson va lui-même tripler la scène. Or c’est parfaitement illisible ! Un exemple tout simple : la mort d’un des personnages, qui est difficile à comprendre en suivant simplement la découpe.
T. Gérardin. : C’est aussi fait pour que l’on comprenne après, Nolan braque la caméra sur le petit gris-gris…
J. M. : Oui, mais ça ne change pas grand chose à l’échec du montage : la lisibilité de l’action est complètement rompue. J’ai l’impression d’ailleurs que notre discussion tourne autour de deux échelles de montage différentes : d’un côté l’agencement de grands blocs, et de l’autre l’articulation de deux plans entre eux à l’intérieur d’une structure. Au fond, Christopher Nolan ambitionne de construire de grandes citadelles, mais s’embarrasse peu du détail.
Assemblage et fluidité
T. Grignon : Il me semble qu’une chose permettrait d’expliquer l’aspect brouillon du film : c’est, depuis Inception, le premier long-métrage construit sur la rencontre paradoxale entre différents niveaux de réalité où il n’y a pas de stricte division entre les différents espace-temps à l’image.
S. B. : C’est tout de même stratifié.
T. Grignon : Certes, mais sur le concept en tant que tel, la seule stratification est la vitre quand ils sont dans les « étaux temporels ». Je pense que c’est la première fois que le montage ne sert plus à articuler plusieurs niveaux de temporalité, de la même manière qu’il n’y a pas de stricte division entre les équipes rouge et bleue.
J. M. : Je ne suis pas d’accord. On en revient à la bataille finale, où il filme certes le spectacle de cette confusion, avec une simultanéité des actions des équipes bleue et rouge, mais il n’en demeure pas moins qu’il va procéder à un assemblage, par le montage (la triple action du personnage de Pattinson), à l’intérieur du chaos.
T. Gérardin. : Non mais, en gros, son concept dans Inception pouvait être exprimé uniquement par le montage.
J. M. : Ça, on est d’accord.
T. Gérardin. : Eh bien, avec l’inversion temporelle, il ne peut pas le faire.
S. B. : L’idée, c’est d’arriver à faire coexister dans un même plan deux scènes qui se rejoignent vers un « épicentre ».
J. M. : J’entends ce que vous dites, mais ça ne me semble pas pleinement fonctionner dans le détail. Deux exemples : la scène qui m’intéresse le plus dans le film, celle du passage par le tourniquet entre la salle bleue et la salle rouge, où Sator tire sur sa femme. L’enjeu réside moins dans la coexistence des deux scènes (que l’on voit s’opérer en même temps, ou du moins par une série de champs-contrechamps) que dans son rejeu dans le montage : la séquence se rembobine, on la voit deux fois. La logique sera d’ailleurs la même dans le rejeu de la séquence d’Oslo ; on en revient à Clémence Poésy qui rembobine la captation de la balle jetée/rattrapée. Le deuxième exemple, c’est justement la première occurrence du casse d’Oslo, qui repose pleinement sur un montage parallèle pour montrer l’assemblage des préparatifs et faire monter le suspense.
T. Gérardin. : En tout cas, concernant cette idée de confusion dans la bataille finale, et juste pour compléter ce que je disais tout à l’heure sur la logique à l’œuvre depuis Dunkerque, j’ai l’impression qu’il ne recherche plus exactement la même chose. Que dans Inception, il y avait vraiment une volonté de déplier un concept jusqu’au bout, et là, on est plus sur des sensations beaucoup plus vagues… Clémence Poesy dit par exemple au Protagoniste : « c’est de l’intuition, n’essayez pas de comprendre ». Il y a cette idée de…
S. B. : « Ne sois pas si linéaire ».
T. Gérardin. : Oui, ce qu’il recherche en tant que cinéaste et ce qu’il attend du spectateur, ce sont des sensations, des intuitions. Il ne recherche pas la compréhension du tableau d’ensemble.
J. M. : C’est néanmoins un brin malhonnête, parce que l’ensemble repose tout de même sur un gros concept.
T. Gérardin. : Oui, mais je crois qu’il cherche le moment où on va saisir le « truc », qui au fond n’est pas le plus important. Après, est-ce que c’est la bonne manière de faire, de parler d’un tel sujet, de faire un montage comme dans Dunkerque ?
T. Grignon : L’objectif de Nolan, c’est de faire participer le spectateur : le concept à comprendre permet au film de « survivre à sa propre fin », qu’il persiste dans l’esprit du public après la fin du générique – dynamique qui passait auparavant par l’emploi du twist, qui était censé faire marcher la machine de la mémoire pour reconstituer le sens de la trame.
J. M. : Il y a dans cette perspective un détail assez révélateur : Pattinson dit à la fin, pour résumer, qu’on ne voit que la moitié de l’histoire, qu’il existe hors champ un deuxième film caché.
T. Grignon : En effet, il lance à ce moment-là une phrase symptomatique de l’approche nolanienne du cinéma : « je vais écrire une nouvelle ligne à l’histoire de notre mission ». On retrouve l’idée selon laquelle on va encore ajouter une couche au récit, même arrivé à son terme.
Effets et aventures
T. Grignon : Par ailleurs, j’ai l’intuition qu’ici, plus encore que dans Inception, Nolan s’adresse directement à son spectateur par l’entremise de son personnage principal, qui serait en quelque sorte notre relais. Outre qu’il n’a ni nom, ni background, le Protagoniste passe une grande partie du film à ne pas comprendre ce qui lui arrive afin qu’on lui explique qu’il faut tout simplement qu’il « ressente ». Dans cette perspective, le spectateur est comme placé en témoin privilégié d’une expérience montée par Nolan et, dans la diégèse, par Sator. Pour preuve, c’est littéralement collé aux basques de J. D. Washington qu’on fait pour la première fois l’expérience du temps inversé (il marche dans une flaque et l’eau remonte à sa chaussure). À ce titre, il me semble que Tenet tire sa qualité de ce caractère ouvertement théorique.
J. M. : C’est tout de même amusant : Timothée avance qu’on est du côté de la pure sensation, quand tu défends le film sur sa dimension « théorique ».
T. Grignon : Certes, mais nous nous rejoignons sur l’idée que la structure d’ensemble contribue à produire avant tout une expérience de spectateur.
T. Gérardin. : C’est de l’abstraction.
T. Grignon : En fait, je crois que ce que cherche Nolan, c’est de construire une grande cathédrale théorique, pas forcément très fine, mais en vue de produire un effet sensoriel.
S. B. : Mais si on raisonne ainsi, en termes de « de toute façon, le spectateur va devoir reconstruire », c’est tout de même une logique de petit malin…
J. M. : Tout à fait d’accord. Et puis c’est quoi, au juste, « l’effet » en question ? Une sidération produite par une note d’intensité que l’on étire, un « boom » qui n’en finit pas ?
T. Grignon : À l’évidence, les films de Nolan ne sont pas « fins », mais je crois qu’il faut tourner la question autrement. Au fond, plus qu’un super-auteur, c’est un réalisateur qui s’inscrit dans une tradition de petits maîtres, à la Michael Curtiz ou Richard Thorpe, au sens où il est avant tout un cinéaste d’aventures. Il travaille le montage comme on écrivait les péripéties à l’époque du classicisme hollywoodien : en accumulant un maximum de vignettes. L’effet recherché dans les deux cas, c’est que le spectateur soit tenu en haleine au point que lui aussi perde, justement, conscience du temps.
J. M. : Je trouve que c’est une théorie intéressante.
T. Grignon : Par exemple, il me semble que la qualité d’Inception réside dans le fait qu’il s’agit d’un film théorique sur le cinéma d’aventure : toute l’intrigue ne consiste qu’à passer d’un décor exotique à un autre, dans le monde réel mais aussi dans un monde onirique. D’une certaine manière, Nolan a compris que les films d’aventure font littéralement rêver en ne montrant que des territoires lointains dont il est possible de faire l’expérience grâce au cinéma : une montagne, un hôtel moderne, un palais japonais en bord de mer… Mais du coup, ça pose la question de savoir si on préfère la précision du détail ou si on adhère au tableau d’ensemble, quitte à accepter certains travers.