Il aura fallu deux ans pour que ce film, présenté au Festival de Toronto en 2010 et à la Berlinale quelques mois plus tard, trouve le chemin de nos écrans. Entre-temps, Hollywood est passé par là et, sous l’égide d’Angelina Jolie, a proposé une fiction à gros budget sur la relation, amorcée déjà avant la guerre, entre une prisonnière bosniaque et un soldat serbe. Bien plus sensible, sans concession et troublant que la romance américaine, le film de Juanita Wilson dresse le saisissant portrait d’une jeune professeur cherchant coûte que coûte à sauver sa peau. As If I Am Not There, ou une plongée dans l’enfer proprement féminin des camps bosniaques : celui de ces femmes livrées à la merci des soldats serbes. De ce tableau de la condition féminine en temps de guerre, on préfère lire un portrait intime qu’un geste politique.
Sous le sentimentalisme que mettait en scène Angelina Jolie dans Au pays du sang et du miel se cachait une réalité plus violente : celle du viol de civiles bosniaques parquées dans des camps, au début des années 1990. La relation ambiguë entre une prisonnière et le capitaine serbe dirigeant le camp en question, qu’on retrouve dans As If I Am Not There, est complètement renversée par Juanita Wilson. La réalisatrice choisit de ne rien épargner de l’horreur de cette situation en se focalisant entièrement sur le point de vue de sa protagoniste. Soit Samira, une jeune femme délicate, qui quitte sa famille de Sarajevo (parents, sœur) pour s’isoler dans un petit village où elle a été nommée professeur remplaçante. À la façon dont elle observe le bus redescendre la route qui mène au village, on sait qu’elle ne rentrera pas chez elle de sitôt. Et en effet, passé cette exposition rapide, le film plonge dans le vif du sujet et les Serbes débarquent, emmènent tout le monde, fusillent les hommes et parquent les femmes dans un camp. Certaines sont mises à l’écart et violées, l’une après l’autre, par les soldats, l’un après l’autre. Partant de ce postulat, douloureux mais simple, que le spectateur va vivre cet enfer avec la protagoniste, As If I Am Not There pourrait s’inscrire dans une longue tradition de films violents, complaisants, qui prétendent se poser contre l’horreur dont ils montrent tous les contours et qu’ils demandent au spectateur d’endurer.
Face à cela, le film de Juanita Wilson fait preuve d’une étonnante subtilité, calquant son regard sur la posture de la protagoniste : droite et humaine en même temps que paralysée par la peur – une posture que la caméra embrasse chaque fois qu’elle fait face au visage de son actrice. Sur ce visage, c’est le reflet de ces insupportables circonstances qui dirige le fil du récit. Ce que la caméra regarde, c’est le point de vue d’une jeune femme ne pouvant compter que sur sa propre résistance. Malgré des scènes difficiles (notamment un triple viol), Juanita Wilson a le bon sens de mettre, autant que possible, cette violence à distance, pour n’en montrer que le résultat. Ce qui se trame va donc peu à peu se révéler comme l’ultime geste de survie d’une jeune femme : pour se protéger de la bestialité de ses bourreaux, Samira décide de se donner à eux – comme si elle n’était pas là. Ainsi, méprisée par ses codétenues, elle s’attire les faveurs et la protection du capitaine du camp.
La raison pour laquelle le film échappe à l’univocité de cette prise de position (la protagoniste, en somme, décide de vendre son corps au diable pour échapper par la soumission à la violence qu’on lui impose) est précisément l’absence dont le film est le sujet. Dès lors que, violée trois fois, Samira se voit de l’extérieur, la fiction vide en quelque sorte son personnage de sa présence. Ce personnage ne devient plus qu’un corps qui hante la fiction. C’est cet accomplissement d’As If I Am Not There qui est saisissant : la façon dont, avec l’actrice Nataša Petrović, il parvient à désincarner ce personnage, une fois les premières scènes d’horreur passées. Le plus émouvant, d’ailleurs, est qu’on ne prend conscience de cela qu’au dernier moment : quand, in extremis, la jeune femme sur le point d’être libérée est appelée par le capitaine qui veut lui faire ses adieux. Tout à coup le personnage est réinvesti de son humanité et de l’horreur dont on a été témoin – dans un souffle, alors que Samira court pour rattraper un bus sur le départ ; essoufflée, enfin : près d’être libre.
C’est cette désincarnation qui, avec sa qualité, signe l’ambiguïté de ce métrage : parce qu’il se tient sur le fil, proche de l’abjection de la décision du personnage. Sans doute ne faut-il pas voir dans cette adaptation d’un best-seller croate une prise de position sur le choix de survie mis en scène. Mais ce n’est, de la part de la réalisatrice, ni une fuite, ni un manque. As If I Am Not There présente plus nettement une abomination vécue dans la chair d’un personnage qu’il se pose comme le compte-rendu documentaire d’un pan d’une guerre civile. Malgré un prologue / épilogue désespérant (Samira met au monde l’enfant de son bourreau), As If I Am Not There échappe à la complaisance qui caractérise souvent ces voyages cinématographiques en enfer. Le film se pose simplement, sans prétention, comme le tableau bouleversant de la survie d’une femme, et des irrémédiables conséquences de sa soumission.