En 2000 sortait le premier film de Dominique Choisy. Dans Confort moderne, une banquière picarde au quotidien insipide voyait sa vie basculer à la suite d’une agression, où son rôle de victime ou d’assaillant demeurait flou dans sa mémoire défaillante. Une dizaine d’années séparent les deux longs-métrages de Dominique Choisy. Habité par des personnages plus décalés mais tout aussi perturbés par le délitement de leurs familles, Les Fraises des bois mêle naturalisme et merveilleux dans un conte troublant et âpre.
Monteur pour France 3 Picardie, Dominique Choisy demeure fasciné par le potentiel cinématographique de cette région, où la campagne s’étend à l’envi pour laisser deviner la mer toujours proche. Ce sont donc ces mêmes espaces qu’il investit à nouveau pour Les Fraises des bois, en exploitant la tension de décors vastes, où les corps se perdent, se fondent et se confondent. Le film, chapitré selon le rythme des saisons, dessine le parcours chaotique de deux êtres lunatiques, déterminés à s’extirper d’une vie glauque et monotone. Violette, étudiante, vit chez ses parents, propriétaires d’une exploitation agricole en pleine dérive conjugale. Loin du confort de la grande maison au style vieillot où la jeune femme s’ennuie, Gabriel travaille dans un supermarché le jour et vend son corps la nuit. Le film commence en hiver pour montrer l’errance parallèle de ces deux corps usés par le déroulement inexorable d’une existence à la violence latente. Dans cette première partie, Dominique Choisy travaille sur la lenteur et surtout sur le silence. On découvre l’étrangeté du planning journalier de Gabriel sans jamais entendre le son de sa voix. D’emblée, le film coupe le souffle pour mieux laisser entendre la vacuité et la misère d’un parcours sans issue. Puis, le printemps permet des croisements entre le destin de ces deux personnages, avant que l’été ne les réunisse dans un effort commun et radical vers une vie meilleure et la constitution d’une famille nouvelle.
Dans son dénuement certain de moyens techniques (budget dérisoire de 200~000 euros, tournage en Canon 5D), le film fait preuve d’une belle rigueur esthétique. Favorisant la fixité, les cadres sont composés avec une précision qui enferme en permanence Violette et Gabriel dans leurs propres névroses. Souvent exclu de la profondeur de champ, Gabriel vient du flou pour mieux y retourner. Loin de la sophistication surannée qu’on lui associe souvent, l’absence de netteté a ici une vraie fonction sémantique. Elle brouille l’intégrité visuelle d’un corps ballotté dans des tâches qui en font un objet malléable. Dans son activité au supermarché, Gabriel est soit un homme-tronc à la fonction automatique, soit un pantin invisible. Dans son activité de prostitution, il est une créature polymorphe, adaptable à tous les fantasmes masculins et féminins. Son corps, aussi puissant soit-il, ne lui appartient jamais. Dans la froideur des décors urbains, filmé de dos ou en profil perdu, il n’est qu’une ombre poétique. Étouffée par les motifs démodés du papier peint de la demeure familiale, Violette affirme au contraire une présence charnelle et troublante. La femme-enfant, avec ses chaussons en forme de peluches et son pyjama pilou, se charge par instants d’une sensualité surprenante, lorsque la caméra s’attarde sur la gravité de son visage, caressé par la légèreté d’une mèche rebelle. Capable de violence jusqu’au parenticide, elle fait preuve d’une force déstabilisante. Telle une Alice d’un genre nouveau, elle se libère avec rage d’un château aux relents de naphtaline, en se débarrassant de la méchante reine et du chapelier fou que sont à ses yeux ses géniteurs.
Les Fraises des bois travaille donc l’inconfort du spectateur, le bouscule, le secoue avec cette ballade picarde dont la musicalité naît seulement du silence pesant et du souffle puissant de pulsions contrariées. S’il crée un malaise croissant, le film entretient aussi un pouvoir de fascination permanent. La présence des interprètes principaux (Juliette Damiens et Julien Lambert) est pour beaucoup dans sa force charismatique. Dominique Choisy a aussi su exploiter l’ambivalence de leurs corps pour construire l’ambiguïté de leurs personnages. Ils sont doux ou brutaux en même temps, beaux ou laids selon l’expression de leurs visages, fragiles ou puissants d’un plan à l’autre, en permanente métamorphose…comme tous personnages de conte. Les Fraises des bois nous rappelle le potentiel de liberté du cinéma français, capable de produire encore des œuvres uniques et surprenantes comme celle-ci, où l’ambition esthétique va de pair avec la qualité de la direction d’acteurs pour emporter le spectateur dans un parcours filmique dont il ne peut ressentir indemne.