Hélène Milano emmène sa caméra dans les cités de la Seine-Saint-Denis et des quartiers nord de Marseille pour faire parler des adolescentes. L’intention est louable et précieuse : laisser la parole plutôt que s’y substituer par un discours. Le film, très conventionnel d’un point de vue formel, vaut plus par ce qui est dit que par ce qui est vu. Et ce qui s’y dit, précisément, est passionnant.
Le dispositif d’Hélène Milano est simple : faire parler des jeunes filles – une par une – de leur vie dans la « cité ». À cela suffisent une chaise, une table, un endroit au calme – et un travail de préparation et de mise en confiance certainement très considérable. Ce parti pris installe ce film « sur la banlieue » dans un rapport sobre à l’image, et cela est bienvenu. Par là est immédiatement court-circuitée toute tentation de l’image-choc : tags, voiles intégraux, émeutes, opérations de police. C’est « le poids des mots » sans le « choc des photos ». Cette sobriété est aussi, selon une autre perspective, une relative pauvreté. Si des visages, au détour d’un plan, émane bien quelque grâce, l’art déployé ne suffit pas à produire un véritable objet esthétique – mais après tout, là n’était sans doute pas l’objectif de la réalisatrice.
Les jeunes filles sont invitées à parler de leur rapport à la langue et aux garçons. De manière heureuse la parole est laissée à son déploiement, ses hésitations, ses errements, ses lapsus. Les questions posées n’étant pas filmées il convient de rester prudent, mais le résultat ne laisse pas d’inquiéter : la réalité, telle qu’elle est décrite par les premières intéressées, paraît parfois pire que les « préjugés ».
Brièvement – et sans que l’on se hasarde ici sur les « causes » des problèmes, ce qui n’est pas l’objet du film : les adolescentes parlent assez unanimement des « Français » comme appartenant à une autre société et du français comme d’une langue qui n’est pas vraiment la leur, et cela non par différence avec une langue supposée « d’origine », mais en lui opposant le parler de la cité. Quant à leurs relations avec les garçons, elles les dépeignent d’une manière qui ferait virer au féminisme radical les plus sceptiques quant à la pertinence du concept de « domination masculine » – et montre en même temps la nécessité d’en user de manière différenciée selon les contextes socio-culturels, ce que peut-être un certain féminisme, obsédé par la question du racisme, ne fait pas aujourd’hui. Les descriptions du contrôle social exercé par les « frères », de la vulnérabilité des filles qui précisément n’ont pas de « grand frère », ou du caractère décisif et angoissant de la « réputation » (« vierge » ou « pute »), sont éloquentes. En somme ces jeunes filles nous apparaissent dans une sorte de position de double minorité – selon des mécanismes certes bien différents : en tant qu’habitantes des « quartiers » d’abord, en tant que femmes ensuite.
Il y aurait de nombreux problèmes à poser à partir de ces témoignages très homogènes entre eux. Le film a des aspects de petit laboratoire anthropologique et offre une matière qui peut servir de point de départ pour toute sorte de réflexions linguistiques, sociologiques, ou d’« étude du genre » : sur l’usage des registres de langue, sur leur rôle dans la formation d’une identité collective – réelle ou fantasmée –, sur la manière dont le sexe et les questions de genre influencent l’usage et l’évolution du langage. Nous terminerons, sur ce dernier point, par l’évocation d’un fait saisissant : tandis que certains pans de la société s’attellent, depuis maintenant une trentaine d’année, à féminiser la langue française, un autre affirme n’avoir d’autre choix que de la masculiniser. « Quand j’étais une fille » dit l’une, à quinze ans. C’est-à-dire quand j’étais une enfant, avant d’être soumise au trilemme : être une vierge, une « pute », ou devenir un garçon.
Malgré la dureté des mots et des expériences qu’ils suggèrent, on ne trouvera pas une once de misérabilisme dans Les Roses noires, mais une écoute attentive et pudique, maintenant la distance qui sied. Il serait bienvenu à présent, en guise de prochain épisode, de laisser la parole aux garçons.