Particulièrement friand des œuvres d’Olivier Adam (déjà quatre romans portés à l’écran en douze ans de carrière pour l’écrivain), le cinéma français peinait un peu à se retenir devant ce buffet sentimental faisant l’étalage de vies brisées dans la France des « lisières ». Ivres de larmes hystériques et gavés de têtes d’affiches, Je vais bien, ne t’en fais pas de Philippe Lioret et Des vents contraires de Jalil Lespert exhibaient sans économie les symptômes de cette gloutonnerie face à laquelle Passer l’hiver, également inspiré par l’écriture d’Adam, a tout d’un modèle d’ascèse. Tournant le dos aux incontinences pleurnichardes de ses condisciples masculins, la réalisatrice Aurélia Barbet semble avoir mieux compris que la désolation qui hante les personnages et engourdit les territoires dans les récits d’Olivier Adam se traduit plus fidèlement – et efficacement – au cinéma dans une sorte d’errance muette. Privilégiant le dépouillement, ce premier long-métrage de fiction s’avère moins froid qu’il n’y paraît à prime abord, mais souffre toutefois d’une certaine frilosité qui bride ses enjeux sentimentaux.
L’art de la dérobade contenue
Film sans fard, Passer l’hiver s’ouvre pourtant sur une main redessinant au maquillage les contours d’un œil puis d’une bouche. Ces premières images, enregistrées en gros plan, constituent une amorce qui, paradoxalement, sera rapidement désamorcée : ce n’est pas par coquetterie que Claire (Gabrielle Lazure) colore les traits de son visage, mais par nécessité. Se camoufler, comme pour partir au combat ; éclairer son regard, pour cacher ce qu’il a de sombre. Fille d’une mère qui, épuisée, a décidé de ne pas poursuivre son traitement et d’attendre sa mort imminente, sœur d’un frère qui « fait comme si [elle] étai[t] inexistante » et mère d’une fille emportée par le tsunami qui submergea une plage au Bangladesh, Claire ne vit plus vraiment depuis ce dernier drame, traversant sa vie comme un spectre résigné. L’esquive est devenue sa trajectoire : alors que son frère commence à anticiper le décès de leur mère en faisant visiter la maison familiale à un agent immobilier, Claire évite les deux hommes en se réfugiant dans une chambre ; de même, lorsque Martine (Lolita Chammah), sa collègue à la station-service, lui demande quelles sont ses résolutions pour la nouvelle année, elle échappe à la question en allant aider un client. Alors que le personnage principal ne cesse de se dérober, fuyant même son travail à un moment donné, la mise en scène d’Aurélia Barbet cherche à colmater les brèches de cette vie brisée. Réduit à un rôle purement fonctionnel, le hors-champ n’existe quasiment pas dans Passer l’hiver où le cadre, rarement absenté par Claire ou Martine, sert de barrage bienveillant à la vie qui semble fuir de toute part. Et, quand bien même Claire donnerait parfois l’impression de dériver lentement vers un effacement définitif (la question du suicide, jamais vraiment abordée, reste néanmoins assez palpable dans l’apathie du personnage), Martine vient, elle aussi, contenir ce mouvement en s’identifiant de plus en plus à sa collègue – conduisant sa voiture, portant son manteau, visitant sa mère à l’hôpital, pratiquant, en somme, une sorte de remplacement intérimaire dans la vie de Claire.
Ballet engourdi
Cette dialectique interne à chaque plan, créant une tension entre l’évanouissement du personnage principal et la capacité du montage et de la mise en scène à endiguer sa disparition, finit néanmoins par accoucher d’une équation sans véritable inconnue. Ballet engourdi entre deux femmes solitaires qui silencieusement se cherchent dans les deux sens du terme (elle-même et l’autre), mécanique intéressante mais peu surprenante, Passer l’hiver serait peut-être limité par sa fidélité à l’écriture d’Olivier Adam. Cette dernière, rappelons-le, n’a jamais été si bien adaptée à l’écran, mais il est bien possible que sa force de représentation n’excède jamais vraiment un projet littéraire chaque fois reconduit dans des termes relativement identiques.