Chronique d’une époque, la fin des années 1970, et d’une jeune fille issue d’un milieu populaire qui rencontre la culture, Stella cumule à peu près tous les risques de la production mièvre et irritante, surtout si l’on ajoute la dimension autobiographique de la part de la réalisatrice. Bien heureusement, les réserves initiales se taisent rapidement, presque entièrement, face à ce récit écrit et filmé avec délicatesse et sensibilité.
On découvre Stella (Leora Barbara) dans un générique d’ouverture en montage alterné. D’une part dans le café de ses parents en reine du disco au son du juke-box. D’autre part, elle est sur le chemin de la rentrée des classes, le visage fermé, écharpe d’un club de foot au cou et ballon sous le bras. Et pas n’importe quelle rentrée, puisqu’il s’agit de celle en 6e. Et pas n’importe où, la gamine des faubourgs populaires se rend en terre étrangère : un lycée huppé de la capitale. Elle s’y retrouve isolée, timide, travaillée par quelque chose qui ressemblerait à de la honte. Bref, pas à sa place…
Elle est aussi peu à sa place dans ce café tenu par des parents ch’tis un peu à la ramasse, un monde d’adultes populo-sympatico-crasseux. Mais elle en maîtrise au moins les codes et l’environnement. Cet espace rempli d’ivresse et de fumée est volontairement rendu très vivant avec un montage vif, des gros plans, des enfilades de « gueules de comptoir », parmi lesquelles un Guillaume Depardieu en « loulou » banlieusard au cœur tendre. À l’école, monde beaucoup plus réglé, la mise en scène s’avère plus apaisée, le cadre plus fixe, les lumières claires. Et d’ailleurs, pour Stella, la lumière va venir de là. Particulièrement de l’amitié naissante avec Gladys (Mélissa Rodrigues), une première de la classe un peu décalée ; fille de psy issue d’une famille cosmopolite judéo-argentine, lectrice acharnée de Balzac. C’est elle qui va produire l’appel d’air et élargir l’horizon mental de Stella en direction de contrées insoupçonnées. C’est le moment où l’on se demande si Pierre Bourdieu n’a pas participé à l’écriture au scénario de Stella. En tout cas, il y est largement question des thèmes centraux du sociologue ; capital culturel et mécanisme de la reproduction sociale.
Si le film tient la route c’est parce que Sylvie Verheyde parvient à faire de ce cheminement initiatique vers la culture une route sinueuse et complexe, par petites touches plutôt qu’à gros traits. Est ainsi évité le « moment révélation », car Stella ne conscientise pas, pas encore, pas à cet âge. Elle se construit en intégrant de nouveaux gestes et goûts aux siens, tout en pouvant continuer à se mouvoir dans son bain originel. Il en est ainsi lorsqu’elle se rend en vacances dans le Nord où elle retrouve une copine bien de là-bas, un segment bien mené du film. La réalisatrice fait l’impasse, bien heureusement, sur le moment cathartique du genre « ouais-mais-tu-vois-on-est-vraiment-différente-moi-je-lis-des-livres-et-je-te-parle-plus ». Puis la réussite de Stella tient aussi à sa capacité à faire vivre une multitude de personnages qui gravitent autour de la fillette ainsi enrichie en contradiction, comme pour figurer les multiples directions qu’une existence peut prendre. Entres autres, il s’agit des parents à la dérive (avec un étonnant Benjamin Biolay en patron de ce rade), de sa copine ou d’un formidable Christophe Bourseiller en prof de lettres old-school.
Le film passe parfois par la formulation du décalage qui est en train de se créer, principalement par le biais d’une voix-off ; celle de Stella, souvent rendue amusante par l’effet de distance entre le vu et le dit. Aussi lors de scènes-clefs, notamment lorsque la mère découvre sa fille en train de dévorer un livre et lui lance ces mots : « Tu lis, toi, t’es amoureuse ? » Un étrange et fascinant objet qu’elle se procure dans une librairie, telle une fugitive traquée. Mais Sylvie Verheyde se situe plus souvent dans la captation de moments où il se passe quelque chose dans cet esprit tourneboulé, à la lecture d’un livre ou à l’écoute d’une chanson. Ces drôles d’instants où l’on se rend compte que des mots peuvent parler à travers soi et aider à vivre. Pour cela, la réalisatrice a pu compter sur l’interprétation pleine d’aplomb de Léora Barbara, fragile et dure, parfaite pour figurer les états intérieurs et les mystérieuses révolutions que la découverte de la culture peut engendrer chez un individu. Pour tout cela, en dépit de quelques lourdeurs que l’on pardonne volontiers, Stella vaut largement le détour.