En immersion dans une écurie de sumo tokyoïte, Jill Coulon réalise un documentaire faisant honneur à cette singularité culturelle mal connue. Nous découvrons celle-ci de l’intérieur, en même temps que Takuya, un jeune Japonais catapulté dans ce milieu sans le connaître et sans l’avoir désiré : bon judoka, il est envoyé dans une écurie de sumo, sous la pression de sa famille et de quelques sponsors locaux. Ce premier long métrage est une belle réussite : le sujet est passionnant et traité avec une grande intelligence.
La réalisatrice traite le sumo comme un « fait social total » : un art traditionnel de lutte mais aussi une institution, une économie, des rapports de pouvoir ou de camaraderie, des lieux d’entraînement et de repos, des modes de vie. Ce faisant elle offre un point de vue passionnant sur le Japon contemporain. La vive tension entre hypermodernité et tradition prend une figure concrète, au-delà des lieux communs, sans jamais que soit convoquée une imagerie qui ne dépayse plus : pagodes, temples shinto, gratte-ciels, jeunesse excentrique, karaoké, etc. Le film commence dans une petite ville quelconque. Il se poursuit à Tokyo dans un quartier sans charme. Confiante en la consistance de son objet, elle ne nous livre pas un sumo de carte postale mais l’appréhende dans sa quotidienneté : entraînements, enseignements, repas, ménage et ennui ; beaucoup d’ennui. Pour s’occuper lorsque l’on ne s’entraîne pas, on parle de filles, on pianote sur son téléphone ou l’on entreprend de vagues sorties dans un parc d’attraction ou à l’aquarium. Comme l’indique le titre japonais, être sumotori c’est « une vie normale ».
Jill Coulon filme la vérité d’une réalité sociale et culturelle. Elle est donc tantôt « normale », voire décevante, tantôt belle et grande. Elle est même ici assez inquiétante, par son degré d’artifice et peut-être de cruauté : après le repas, les sumotori doivent s’affaler sur le sol pour mieux prendre du poids ; aussi sympathiques soient-ils, ils semblent une sorte de pendant un peu monstrueux des bonsaïs. Mais nous découvrons que le sumo c’est aussi toute une poésie en acte, des noms de baptême où les esprits de la nature et des ancêtres continuent de vivre, des chants d’une beauté stupéfiante, une arène et des lutteurs en guise de métaphore cosmique. Nous sommes rappelés à ce fait formidable de la tradition, par quoi la culture porte parfois en elle plus d’esprit que les individus qui l’animent.
Le choix de confier la musique au duo français de dDamage est audacieux et constitue une bonne idée de plus. Le genre de suite électronique qu’ils proposent fait jouer sur un autre plan la tension du traditionnel et du moderne qui parcourt tout le film, tandis que l’atmosphère de flottement qui en émane répond autant aux hésitations de Takuya qu’à la lassitude des corps.
L’effacement de la réalisatrice au profit de son objet – effacement qui est bien sûr un acte –, l’effort pour le saisir sous toutes ses facettes et le choix de la pure observation de la vie de la communauté (sans aucune interview) font de Tu seras sumo une œuvre quasiment ethnographique. Mais pas seulement : en s’appuyant sur le cheminement physique et spirituel de Takuya et par l’usage parfaitement maîtrisé de sa parole recueillie en off, Coulon confère à son film une belle consistance narrative. Jamais celle-ci ne se fait au préjudice de la vérité documentaire ; bien plutôt avons-nous deux objets dans leur vérité et leur interaction, une réalité culturelle et une période de vie. Tu seras sumo est bien, à tous points de vue, un très beau documentaire.